samedi 13 avril 2013

La bosse des maths !


                            Si je l'avais croisé dans la rue, je l'aurais trouvé déroutant, presque ridicule avec son ruban autour du cou, ses cheveux mal coiffés et ses yeux qui fixent comme deux billes; il a un air halluciné qui le rend autant inquiétant qu'attendrissant; bref, il est fantasque mais voir ne suffit pas car il pourrait passer pour un idiot. Cet homme-là s'apparente au clochard lunaire, qui erre dans les rues en se parlant à lui-même et en évoquant la société avec une poésie apocalyptique, annonçant le règne des rats ou l'invasion des Neptuniens pour l'année à venir. Mais dès qu'il prend la parole, toute ambiguïté cesse: il parle avec une courtoisie et une clarté qui le rendent immédiatement aimable. Certaines personnes me déplaisent instantanément; à l'inverse, cet homme-là m'a tout de suite paru sympathique. Certes, son apparence amuse. Il s'habille comme les nobles d'il y a cent cinquante ans. Qui ne sourira pas de son décalage? S'il portait des vêtements noirs, il aurait une réputation de sombre ou d'artiste macabre mais sa collerette, pareille à un ruban, est souvent rouge, ce qui lui donne un quelque chose d'enfantin et plaisant. Qui est cet homme? Cédric Villani. Il n'a pas quarante ans et sa renommée n'est pas criarde. Que fait-il? Il cherche. Que cherche-t-il? Je l'ignore. C'est un mathématicien. Moi, à l'école, je me suis très vite essoufflé en mathématiques. D'ailleurs, je m'agace contre ceux qui croient que tous les hommes sont instinctivement doués en maths. Au lycée, j'ai essayé de comprendre le cours de madame Telle, une à peu près trentenaire qui au fil de l'année s'est impatientée contre Nicolas et moi. Estimant que nous méprisions les maths, elle voyait en nous des élèves dolents, qui refusaient de travailler dans la discipline qu'elle enseignait. Pourtant, cette année-là, j'ai bûché en maths; certes, je n'ai travaillé qu'un trimestre au terme duquel j'ai su que je n'excellerais jamais en maths. Ce ne fut pas une résignation. Triompher, c'est trier; par conséquent, je me suis détourné des sciences. Aucune animosité dans cette décision: conscient que les mathématiques me seraient pour toujours étrangères, je m'en éloignais, comme quand on renonce à gravir une montagne. Heureusement, la littérature s'offrait à moi, non pas comme compensation mais comme transcendance.
          Mes parents m'ont élevé dans l'amour des mots et de l'art; par conséquent, je n'eus pas à me repentir. A aucun moment, les mathématiques ne furent un horizon. J'aurais plaisir à savoir comment Wiles a résolu l'équation de Pierre de Fermat; de même, je voudrais comprendre les logarithmes, les équations à cinq inconnues, etc. Mais je ne le peux pas. Qu'on ne me réplique pas: «ce sont tes professeurs qui t'ont écoeuré des maths», «à l'école, tu as reçu des mauvais cours». Madame Telle était une jeune enseignante froide mais elle était compétente; le moindre chiffre qu'elle prononçait en cours me laissait toujours hagard et parfois moqueur mais je ne contestais pas ses qualités de professeur. Le lièvre, ce n'était pas elle mais moi, inapte à comprendre ce qu'elle enseignait. A seize ans, j'avais déjà trop d'amour propre pour avoir honte d'être faible en maths; aujourd'hui, je peux en dire plus. Les médecins recensent une dizaine d'intelligences humaines et, parmi celles-ci, l'intelligence logique. La mienne est infime, autrement dit je n'ai à peu près aucune intelligence logique. Quand je dis cela à des amis, ils sourient et me contredisent par «tu as écrit des poèmes magnifiques», «tu es un vrai écrivain» ou «tu es immensément cultivé». Leurs phrases ne m'ont jamais dédouané de ma nullité en maths. Qu'y puis-je? Face à un énoncé d'algèbre ou de géométrie, je suis impuissant. Qu'on ne se méprenne pas sur ce mot; l'impuissance n'est pas refus ni résignation ni adversité. Je ne peux pas comprendre ce langage, tout comme je ne pourrais pas traduire un texte en coréen ou en tamoul. Une connaissance et une aptitude me manquent. Une connaissance s'acquiert; d'ici l'année prochaine, je pourrais compulser un dictionnaire et apprendre par coeur la prononciation et l'orthographe de milliers de mots swahilis, comme si je remplissais un sac de pépites d'or. Et sachant passer d'une langue à l'autre, je m'exprimerais en swahili. Rien de semblable avec les mathématiques. Celles-ci ne sont pas une langue mais un langage: elles ne traduisent aucune pensée ni aucune idée. En quelque sorte, elles ne reflètent aucune exigence de l'esprit ou de la morale. De là l'impossibilité qu'elles soient un art. Cédric Villani, Mirsha Gromov, Ullam, Penrove n'ont rien créé; puisant dans le réel, ils ont tiré des lois comme on arracherait une racine d'une mare de boue. Si j'étais un rêveur idiot, je stigmatiserais les sciences et la rationalité de leurs théorèmes. 
                  Un jour, j'ai entendu Laurent Terzieff qui disait ignorer son numéro de téléphone; et de déplorer la rigidité des chiffres, en se demandant pourquoi 4 n'était pas 5. Terzieff a parlé et pensé bêtement. D'ailleurs, les artistes qui tirent à boulets rouges contre les sciences m'agacent. Ils voient en elles un réel plat, basique, semblable à une prairie blanche qui assèche l'imaginaire. Je me dédouanerais de ma faiblesse en mathématiques si je les rabaissais, en les assimilant à la glace de l'esprit ou à des reptiles qui scrutent un étang. Au lycée, avec Nicolas, on se moquait des mathématiques. Pendant les cours, je lui disais de regarder le cul de Madame Telle; on étouffait nos rires pendant que les autres élèves écoutaient le cours; Nicolas réfléchissait mieux que moi en maths, il avait des capacités d'abstraction et de logique que je n'avais pas et n'aurai jamais, néanmoins ses notes étaient aussi basses que les miennes. Jamais on n'a raillé Madame Telle; au-delà de nos amusements, on savait que les mathématiques n'avaient rien de méprisable et constituaient, au même titre que la littérature, un domaine du savoir. Quinze ans plus tard, je pense qu'elles sont une science ardente et précieuse. Je me définis comme un anti Terzieff. Rien de plus risible que ces bibliophiles qui dévaluent les sciences. Bien que la quasi-totalité des équations et des signes mathématiques me soient incompréhensibles, je serai leur premier défenseur. De même, je fais l'éloge de Cédric Villani. Ce pas encore quadragénaire refuse qu'on le qualifie de génie; j'ignore s'il est faussement humble ou s'il se contrefout des réputations accolées aux scientifiques. Ce qu'il donne à voir de lui est passionnant et attendrissant. Si Villani débitait d'une voix monocorde, sans se soucier de ce qu'il dit, je le mépriserais mais il parle avec une clarté et une fantaisie plaisantes. On pourrait aisément faire de lui une bête de foire, un matheux exceptionnel qui s'habille comme au dix-huitième siècle, un savant fou; cependant, Villani s'exprime avec une clarté qui abat toutes les réticences. Il évoque les maths avec ferveur, comme on prendrait plaisir à décrire un gâteau à la frangipane. Qu'importe s'il pense plus vite et plus loin que moi; je me réjouis de l'entendre. Réjouir n'est pas admirer. Il y a, dans l'admiration, un consentement qui casse l'entendement; or quand j'écoute Cédric Villani, je m'efforce de le comprendre et je le comprends jusqu'où je peux le comprendre. Très vite, je perds pied. Imaginez que quelqu'un vous parle dans une langue dont vous ne connaissez que quelques substantifs, lorsqu'il se mettra à parler vite et prononcera des mots rares, vous n'entendrez plus que le rythme de son phrasé. Celui de Villani est mélodieux, non pas coulant comme l'eau d'un ruisseau, mais vif et cependant bienveillant.
               N'ayant jamais rencontré Villani, je ne sais pas s'il est humble ou dévoré d'orgueil; toutes les fois où je l'ai écouté, il m'a paru sympathique, dans tout ce que la sympathie a de fantasque et de spontané. D'autres mathématiciens renommés m'indiffèrent: incapable de jauger l'acuité de leurs découvertes, à quoi me rattacher? Au lyrisme, à l'incandescence du mystère, au feu qui brûle dans leurs cerveaux et qui me restera toujours inconnu. Les mathématiques me laissent froid; en revanche, certains mathématiciens m'intriguent. Les exaltés? Non. Andrew Wiles, qui a résolu la conjecture de Fermat après s'être cloîtré pendant près de huit ans, ne m'intéresse pas; à l'inverse, Villani, qui parle des mathématiques comme si elles étaient accessibles à chacun de nous, me remplit d'une haute gaîté. Il fait partie de ces gens qui m'exaltent. Les mathématiques ne sont qu'adventices; les recherches de Villani suscitent en moi une curiosité plaisante, que je ne pourrai et ne voudrai pas transformer en amateurisme des sciences. Quand j'écoute Villani, j'écoute davantage l'homme que le scientifique. Mais il m'exalte aussi parce qu'il est surdoué. Les vulgarisateurs des sciences discourent avec vigueur; cependant, ils retranscrivent le réel à leur mesure, comme un disciple s'agenouille aux pieds de la statue qu'il vénère. Hubert Reeves ou Etienne Klein décrivent l'astrophysique avec talent mais quelque chose leur manque. Pourtant, ils m'ont davantage appris sur l'histoire des sciences, la physique et l'univers que Cédric Villani. A l'instant, une conférence de Klein à la cité des sciences de la Villette me revient en tête; au cours de celle-ci, il a répondu, en à peu près trente minutes, à la question suivante: qu'est-ce que le temps? Ce fut une demi-heure éclairante; Klein a brossé un historique de l'histoire des sciences avec une riche minutie. Si vous me demandiez de citer le roi de la pédagogie, je vous citerais aussitôt son nom. Mais la ferveur est ingrate et je n'attends pas qu'on m'explique tout. Quand Villani détaille ses recherches, il parle de la diffusion des gaz dans une pièce, de l'entropie, de l'équation de Boltzmann, etc. Quoi d'intelligible pour moi? A peu près rien. Néanmoins, ses propos m'enchantent. Qui nous émerveille? Une voix familière, dont nous anticipons les inflexions ou une voix inconnue? Lorca m'éblouit parce que sa poésie me déroute. Quelle est cette abeille qui devient cheval? Qui dort du sommeil des pommes et qui poignarde la lune? Je serais risible si je me mettais à disserter sur l'amour mais je ne suis jamais tombé amoureux de femmes qui me ressemblent. A quoi consent-on? Approuve-t-on lorsqu'on consent? Consent-on à ce qu'on ne comprend pas? Après avoir écouté Villani, je réponds «oui». Si je m'efforçais de philosopher, je décrirais minutieusement les sensations qui m'ont envahi lorsque je l'ai vu sur le grand écran du musée de la Fondation Cartier; il a évoqué ses recherches avec une vivacité amusante. Les gens comme moi, qui ne comprennent à peu près rien au langage mathématique, à quoi peuvent-ils se rattacher lorsqu'ils entendent un homme tel que Villani? Seuls sa ferveur, ses grands yeux ronds, son apparence mêlée d'adolescence et d'aristocratie me lient à lui. Je sais qu'il travaille sur la répartition des gaz; ne m'en demandez pas plus.                   
          Dès le collège, j'ai peiné en mathématiques. A cet âge, j'avais déjà une affinité avec les mots mais je n'étais pas lecteur. Le dictionnaire était mon ami; en revanche, la littérature restait une parente lointaine. Ce n'est qu'au lycée que je suis devenu un littéraire. Dès lors, j'ai appris par coeur des centaines de poèmes et je me suis mis à lire beaucoup de livres, comme quand on commence une collection. Qu'on ne s'illusionne pas sur le «beaucoup». Je lisais environ cinq livres par semaine mais l'endurance m'a manqué. Dès que j'ai commencé à écrire des poèmes, mon plaisir de lire s'est altéré; d'ailleurs (si vous vous désolez de la suite de cette phrase, je m'en excuse mais ayant promis de me confier à vous toujours dans la vérité, quitte à ce qu'elle soit paradoxale jusqu'à l'aberration, voire à la pathologie, je ne cacherai aucune part de moi), lire me fut parfois pénible. Certaines oeuvres, considérées comme des phares de la littérature mondiale, m'ennuyaient tellement qu'en les ouvrant, j'avais une sorte de répulsion et d'agacement. Par exemple, la lecture de La Chartreuse de Parme, des Caves du Vatican, de La Lettre sur les aveugles, Corinne ou l'Italie, des Bonnes m'écoeura. Rien d'excessif dans ce mot: alors que certains livres ont bouleversé ma vie, d'autres m'ont comme brûlé d'ennui.