lundi 6 mai 2013

Dieu au rez-de-chaussée


A Paris, au 77 rue Philippe de Girard, il y a trois portes, peintes en vert, qui marquent une entrée d'immeuble. Qui dit porte dit accès, à moins qu'elle soit murée. Ce sont trois portes basses et sobres, sur lesquelles rien n'est placardé ni affiché. Le plus souvent, lorsqu'on passe devant elles, on continue son chemin car elles n'ont rien de particulier; ce sont trois portes vertes, dépourvues de clinquant et derrière lesquelles on n'entend aucune voix ni aucun son. Trois portes vertes, semblables à des piliers qui provoquent l'indifférence généralisée. Cependant, quand on y revient, on voit parfois des hommes groupés, la plupart habillés en djellaba et qui se déchaussent avant d'en franchir le seuil; et soudain, on découvre que le 77 rue Philippe de Girard est un lieu de culte. C'est le vendredi que les fidèles y sont le plus nombreux; à d'autres jours de la semaine, une porte y est ouverte, qui donne accès aux croyants mais le lieu n'est pas solennel. Il ressemble à une officine où seuls se réunissent ceux qui le connaissent, dans une confidentialité inquiète. A moins de cent mètres, dans la même rue, une salle de culte hindouiste accueille ses croyants. Elle est plus petite mais n'est pas cloisonnée: une vitre permet de voir à l'intérieur.
Ce sont des endroits de piété et de dévotion religieuse; pourtant, ils m'attristent. Qu'importe le Dieu que j'invoque avant de me coucher. Il ne s'agit pas de militer pour une religion ou d'en stigmatiser une autre. Ceux qui, en lisant ce chapitre, penseront que je suis islamophile ou christianophobe, que je glorifie une religion et en pourfends une autre, ne m'auront pas compris. Imaginez ce que j'ai vécu: vous marchez dans une rue qui n'est ni large ni étroite, ni silencieuse ni bruyante, ni sale ni luisante de propreté; néanmoins, vous vous trouvez dans un quartier modeste, où les appartements sont moins chers qu'à Saint-Germain-des-Près et où les cultures se croisent davantage que dans la rue de Passy. Soudain, vous apercevez des hommes qui ôtent leurs chaussures et entrent dans une salle aux murs blancs et au plafond bas. Dans ce lieu où on pénètre par les trois petites portes vertes, des centaines de croyants se retrouvent pour prier leur Dieu. Se satisfont-ils de cette salle au 77 rue Philippe de Girard, Paris 18ème, à cent mètres de la station de métro Marx Dormoy?                                                            
On prie Dieu partout: dans un lieu somptuaire et somptueux, renommé et visité par des millions de touristes ou dans l'intimité d'une chambre, volets et porte fermés. Là encore, je n'écris pas sur la dévotion ni sur les rituels de la piété. En ce début de vingt-et-unième siècle, nous vivons dans la crispation de Dieu. Quand j'avais quinze ans, les adolescents évoquaient autrement leur spiritualité. Rien de brusque ni d'abrupt dans leurs convictions. Ils ne brandissaient pas leur foi et celle de leurs parents comme un sceptre éblouissant; une sorte de pudeur présidait à leur pratique, comme quand on se voue à une passion joyeuse sans la revendiquer (car clamer ses faveurs, publier sa religion, officialiser tout ce qu'on aime et faire savoir tout ce qu'on prise, n'est-ce pas le début de la peur?). Mais ces hommes que j'ai vu franchir le seuil de l'immeuble aux trois portes vertes, que ressentaient-ils? Je me dis que prier Dieu au rez-de-chaussée d'un immeuble qui se confond avec tous les autres immeubles de la rue est triste. Une salle de prières n'est pas un bureau ni un comptoir de bistrot. Pourquoi se réfugient-ils dans cette lande urbaine, aussi confidentielle que fraternelle, aussi respectable qu'insuffisante? Dès lors qu'on prie son Dieu publiquement, il faut un espace suffisamment ample pour lui rendre hommage. Soyons pragmatiques: tendre ses mains vers le ciel, appeler d'une voix émue la lumière qui nous guide, chanter la présence invisible mais si prégnante d'une force supérieure aux hommes; rassembler tant de gens partageant la même croyance, les mêmes règles de vie et les mêmes certitudes de l'éternité; toute cette union de personnes se confinera-t-elle dans un préau recouvert de tapis? Je paraîtrai naïf à tous ceux qui accaparent les origines de la France. Bien que je sois né à Saint-Germain-en-Laye et que j'aie étudié la littérature française, j'ignore les spécificités et les particularismes de l'identité française. Quand, au 77 de la rue Philippe de Girard, je vois des dizaines d'hommes en djellaba, portant une longue barbe et parlant arabe, je ne suis pas choqué. Rien ne me heurte, ne m'offusque en les voyant. Est-ce que je manque de patriotisme? Suis-je bêtement insolent en écrivant que les musulmans du dix-huitième arrondissement ont l'air paisible? En répétant Socrate, Erasme nous a assigné une loi absolue: «je suis citoyen du monde». A l'heure qu'il est (et ceux qui, dans un demi-siècle, liront ces lignes s'amuseront peut-être de ma vigilance) les religions sont des oursins. Celui qui ne s'en désolera pas sera un zélé, un réac, un idiot, un fanatique. La seule chose que je souhaite aux croyants qui prient leur Dieu au 77 rue Philippe de Girard, c'est de trouver un lieu plus décent, plus profus, plus public que cette salle confidentielle. On n'enferme pas Dieu dans une boîte; dès lors, pourquoi les croyants se serreraient-ils dans une pièce à peu près misérable? Je terminerai ce chapitre avec de la naïveté ou, plus précisément, ma naïveté. A l'instant, je songe à une ville où les trois monothéismes cohabitent dans un même rire. Projetons-nous dans cette utopie: vous avez gravi une colline et, parvenus à son sommet, vous contemplez la ville. Dans un même coup d'oeil, vous voyez une mosquée, une synagogue, une église, un temple. Cette diversité vous plait, vous détend, vous réjouit; vous ne contestez aucune de ces flammes. Et ensuite? Que faire de ceux qui assènent des hiérarchies, des dieux plus nobles, plus forts, plus profonds que d'autres? Comment légitimer l'effroi de ceux qui, apeurés des autres transcendances, se demandent combien de dieux existent? Les musulmans qui viennent prier leur Dieu au rez-de-chaussée de l'immeuble situé 77 rue Philippe de Girard méritent un autre lieu, que je ne saurais pas définir en détail; quelque chose de plus que ce hall sans fenêtre, où les seuls initiés ont accès.