lundi 17 novembre 2014

Vive Icare !


 
Qui n’a pas condamné l’hybris ? Cette rage à dépasser sa stricte condition d’humain, à s’affranchir de ce qui nous fait pauvres, limités, circonscrits à un corps et un regard ; ce sursaut, ni triste ni drôle, à considérer que le ciel, puisqu’il s’étend au-dessus de nous, pareil à une coupole, ne nous est pas étranger et, ne nous étant pas étranger, entretient avec nous une sorte de lien, de proximité positive et émulatrice, comme s’il nous invitait à nous hisser jusqu’à lui ; cette ambition nommée de cent façons selon qu’on la réprouve ou qu’on l’encourage, qu’on la repousse ou qu’on lui fasse un bel accueil, qu’on la perçoive comme un à-peu-près de vice ou comme une affinité avec la vertu ; cette force, négatrice ou transcendante, néfaste ou élévatrice, meurtrière ou salvatrice, pourquoi est-elle depuis tant de siècles blâmée ? Pourquoi devrions-nous tracer en nous une frontière étroite et pénible qui nous rappelle continûment que nous sommes petits, fragiles, précaires, que nos visages deviendront des crânes brunis à six pieds sous terre ? Pourquoi aurions-nous à entériner, dans la désagréable docilité de notre finitude, que nous n’avons pas la longévité des étoiles, ni même des arbres ou des tortues ? Qu’un philosophe m’explique pourquoi le désir d’occulter la mort est répréhensible. Qu’il procède avec tout ce que la sagesse aura de méthodique et de fructueux car je serai dur à convaincre.       
L’ataraxie des Grecs et le vide des Taoïstes m’ont toujours amusé ; à l’instant, ma pensée semblera immature à plusieurs d’entre vous ; d’ailleurs, on m’a souvent exhorté à m’apaiser, à jouir de l’humilité qui s’offre tous les jours (par un souffle de vent, un coucher de soleil multicolore, une visite de musée, une séance de cinéma avec des amis d’amis, un dîner à la crêperie). Néanmoins, je me sens aspiré. Est-ce le temps qui a accru en moi ce souhait brutal de vivre comme on part en chasse d’un trésor virtuel ? Pourquoi cette sensation frappe-t-elle de plus en plus en moi que le réel est étroit ? Etre submergé ne sera jamais fatal ; en revanche, se sentir détenteur d’une sève, une flamme, un pneuma, un orage en croyant avec davantage de conviction qu’un dévot réclame un signe du dieu qu’il prie que cette force primale et cosmique doit jaillir, dans un coin de rue, à l’entrée d’un bar, en plein champ, parmi un mariage, etc ; observer tout ce qui autour de soi vit, crie, se tait, s’ébroue, se contorsionne, s’avance, se rétracte en éprouvant cette émotion si difficile  à décrire (quelle locution conviendrait pour la définir ? ) ; voir là, devant soi, tant de présences, de regards, d’attitudes, de couleurs et n’être pas cependant gorgé, comblé, repu : voilà mon cœur, approximativement, aujourd’hui.                                                                            
Cette insatisfaction s’amplifie. A vingt-cinq ans, je n’aurais pas écrit ces lignes. A l’époque, davantage de monstres intérieurs s’agitaient en moi. Je m’effrayais de moi-même ; comme un dieu nocif et vorace régissait ma vie. Ainsi, le réel ne me semblait pas étroit. Dix ans plus tard, il me paraît plus confiné qu’un serin dans sa cage...


 



                                                                                                

 

samedi 20 septembre 2014

Moins que force ni que rage


Quel philosophe, antique ou contemporain, a glorifié l’impatience ? Si d’un siècle à l’autre, d’un continent à l’autre, d’une religion à l’autre, ils ont divergé sur le désir, la foi, les sciences, l’éducation, l’érudition, l’urbanisation, etc, allumant des polémiques qui ne s’éteindront pas,  ils blâment uniment l’incapacité d’attendre. Refuser les tictacs du temps qui s’écoule, nier les répits de nos corps et les accalmies de notre conscience passe pour un vice : on plaindra les pingres, les peureux et les pleutres, les soumis et les racistes ; on décèlera une grandeur mêlée d’humilité chez celui qui, affranchi de ses rêves, déclare « le bonheur est dans l’instant présent » mais on n’aura pas d’indulgence pour celui qui s’en va aiguillonner la cyclicité des jours. Consentir au dépérissement de nous-mêmes semblerait la plus haute fleur de la sagesse tandis que nos tentatives pour l’acculer sont décriées ; bien davantage, elles paraissent une lubie risible, une afféterie semblable à celle des femmes de cinquante ans qui s’habillent en minettes de vingt.
Pourtant, l’impatient ne récuse rien. Face au miroir, je vois les pattes d’oie qui s’accentuent : il y a quelques années, les inconnus m’interpellaient toujours par « jeune homme » ; aujourd’hui, « monsieur » sort plus souvent des bouches. Je ne m’en attriste pas ; a contrario des trentenaires qui regrettent leur adolescence, j’aime l’âge adulte. Bref, les sabliers et les clepsydres m’indiffèrerent. En revanche, les calendriers me déroutent. Inscrire le prochain rendez-vous chez le garagiste, marquer les jours fériés d’une croix, visualiser les échéances a un je ne sais quoi de parcimonieux et triste. Le déroulé de nos journées confiné dans un étroit carré précédant d’autres carrés ? Voilà une géométrie déplaisante. Dès lors qu’on contracte le quotidien, en présupposant que mardi et vendredi offriront une quantité analogue de choses à vivre ; dès lors qu’on se livre à une prudente pesée du réel, une sorte de dégoût m’envahit. Qui empoigne le temps ? On s’empare d’un livre, on ramasse un galet, on étreint une épaule mais on ne capte pas les heures. Les mythes l’ont dit, qui ne se trompent : c’est toujours Chronos qui bâfre. Un vassal : voilà ce que je suis face au soleil qui se couche ou au pépiement matinal des oiseaux.
Me sachant alors sous la chape d’un univers qui décompte, pourquoi me soumettrais-je davantage à lui ? Pourquoi prêterais-je le flanc à cette finitude qui n’excepte personne ? Bien que les penseurs la brandissent comme la torche de l’harmonie intérieure, la patience est une poussive sobriété déguisée en vigilance. Est-elle valeureuse, la vigie postée au sommet de son mirador, qui observe l’horizon en silence ? Elle discerne les aspérités du relief, le poudroiement du sable, les couleurs du vent mais elle-même demeure sans destin. On ne se souvient pas des attentistes...   
 

jeudi 17 juillet 2014

Deux mots si simples


            C’est une formule rabâchée qui exhorte à un plaisir qu’on ne saurait pas définir car on la récite plus qu’on ne la médite, dans une évidence creuse, comme quand on cite des maximes ou des phrases célèbres d’écrivains ou de philosophes : carpe diem. Puis c’est sa traduction qui dévoile les premiers malentendus : cueille le jour. Mais que signifie-t-elle ? Qu’entend-on par cueillir ? Et qu’entend-on par jour ? Quelle morale mettrons-nous à profit dès que nous aurons proclamé le carpe diem ? A peu près tout, c’est-à-dire à peu près rien. Elle nous incite à jouir de l’instant, à ne pas différer les joies qui s’offrent à nous ni à se réfugier dans les seules promesses du bonheur.

            La vie se conjugue au présent, quelles qu’en soient ses aspérités et ses avanies. Qu’importe la quête d’un sens, d’un parcours ou d’un destin ? C’est dans la capacité à puiser les plaisirs que la morale s’ébauchera : de là, cueille le jour. Cueillir est plaisant ; on cueille les mûres, les fraises, les framboises, les champignons, etc. Mais la joie n’est pas toujours à portée de main : je tends le bras dans les feuilles de l’arbre mais je ne sens aucun fruit. Ce matin, par exemple, dans le métro, je n’ai vu aucun rayon sur les visages. Quel jour aurais-je cueilli dans cet anonymat froid et pressant ? Si moi, je suis prêt à cueillir le jour, les autres hommes penseront-ils comme moi ? C’est une chose que de connaître le carpe diem, c’en est une autre que de le vivre. Quant à ceux qui, au quotidien, le font résonner en eux comme une loi intime, ils sont rares et je n’en ai rencontré qu’une poignée.

            Le plus souvent, le carpe diem est prononcé comme une nécessité. Il confronte la dolence et la parcimonie de nos vies à la ferveur et l’impulsivité de celles que nous voudrions. Cueille le jour s’assombrit d’un « il faut cueillir le jour », ce qui en fait un constat doux-amer d’un hic et nunc qui ne nous satisfait pas. Qui dit « carpe diem » ? Ceux qui savent jouir ici et maintenant ou ceux qui regrettent de ne pas savoir être joyeux ? La joie n’est pas le bonheur, elle est abrupte, instantanée, sauvage, irrépressible. Que dit-elle ? Bondis. En revanche, le bonheur ne saute pas, il marche d’un pas lent. Ses commandements ? Endurance, modération, humilité. Peut-il s’allier au carpe diem ? Question écueil, qui ouvre nos vertiges intérieurs. Peut-on seulement expérimenter cette devise tous les jours ? Savons-nous, à n’importe quel moment du jour, avec n’importe quelle personne, en n’importe quel lieu, saisir l’effervescence de la vie et exaucer la sentence d’Horace ? Pouvons-nous vivre continûment dans cette force brillante ? Toute cueillette est fragmentaire. D’une part, on ne cueille jamais tout. Montez dans un cerisier en mai, en vous promettant d’en prendre toutes les cerises : vous n’y parviendrez pas. D’autre part, on ne cueille pas tout le temps. Aller dans le cerisier en hiver offre un plaisir profond ; l’arbre est nu, on se sent plus près du ciel. Cependant, on attend le printemps car seul le printemps nous donnera des cerises.


dimanche 22 juin 2014

Raconte-moi une histoire....

Je me désole déjà de la manière dont on rendra compte de notre époque dans les siècles à venir. On la dira triste, superficielle, égoïste, désenchantée, vénale, amorale, insensée, agressive, vipérine, vulgaire, inculte, démagogique, suicidaire, inconséquente, irrespectueuse, inattentive, individualiste, cupide. Et pourquoi les historiens la décriront-ils de la sorte ? Parce qu’ils auront voulu qu’elle soit ainsi. Aujourd’hui, cette triste symbolique agit déjà. Où ? Dans des consciences, des convictions, des imageries plus ou moins collectives qui influent sur des certitudes plus ou moins personnelles ; dans une effusion qui n’a rien d’un consentement ou d’une réprobation mais qui néanmoins semble avoir un je ne sais quoi de public, comme si nous étions voués à surinvestir une portion du réel et à la brandir comme une vérité absolue de la société où nous vivons.
 
Rien de plus faux que cette conclusion. Dans ce chapitre, je vous paraîtrai cynique bien que je ne me sente pas un descendant d’Antisthène mais déplorer la façon dont l’histoire universelle s’échafaude, s’écrit puis se commente ; porter sur une décennie ou un siècle un regard divergent de celui qui est asséné dans les écoles de la République conduit vers une marginalité ou, du moins, à une vigilance qui sera vite associée à une insurrection intellectuelle, une insolence civique alors que j’ai, initialement, ce souhait de circonscrire des flots d’années humaines en une estampille.
 
Quoi de plus commode que de compacter une période en une image exhaustive et indiscutable ? Quoi de plus simple que de considérer la Belle Epoque comme une effervescence unanime, pareille à un bouquet où les plus vives fleurs auraient été rassemblées ? Quoi de plus pulsionnel que de stigmatiser ce nouveau millénaire alors que je vois, chaque jour, des êtres généreux et optimistes ?
 
L’histoire a toujours eu cette griffe : circonscrire. Elle enserre beaucoup mais envisage peu. Elle considère le laïus du président comme une preuve exacerbée du vécu d’un peuple, elle étudie avec une minutie d’entomologiste le débat télévisé entre un sociologue de Gauche et un économiste de Droite, elle pointe l’index sur les voitures brûlées dans la cité de Cronenbourg ou sur les Roms qui mendient, à Paris, le long du boulevard Richard Lenoir ; elle examine les quelques mots de la compagne du chef de l’Etat pour son soutien à un politicien de La Rochelle, elle décortique les pourparlers entre les successeurs de Jean-Louis Borloo qui a renoncé à la politique à cause de sa pneumonie, elle élucubre sur l’insignifiant qu’elle érige en ardente vérité sociétale. A l’instant, je souhaite écrire quelque chose qui se hisse au-delà de toute ambiguïté, je veux me faire entièrement comprendre afin que ces phrases ne soient pas mésinterprétées et que leur signification ne soit gauchie ni distordue.
 
L’Histoire s’écrit d’un œil partisan et d’une main parcellaire. Alors qu’elle devrait être sœur de la nuance, du pyrrhonisme, de la lucidité froide et fructueuse, elle se fraie un chemin délétère, contestable et subjectif....
 
 

dimanche 25 mai 2014

Si triste, la démocratie...


Rien que du ressenti. Aujourd’hui, les élections européennes ont eu lieu ; et à l’instant, j’entends que le parti d’extrême droite est en tête des votes. Autrement dit, une idéologie qui n’en est même pas une, un oursin moral et raciste a été plébiscité par près d’un quart d’électeurs. Si les mots pouvaient vomir, vous auriez de la gerbe dans vos yeux. Certes, face à une telle nouvelle, il faudrait garder la tête froide et, probablement, ne pas écrire, attendre demain ou les jours prochains pour fixer ce que j’éprouve mais le dégoût remonte trop en moi pour le brider.

Depuis une dizaine d’années, l’extrême droite française semble vernissée, ses chefs s’expriment à la télévision et dans les quotidiens avec une facilité que vous n’auriez pas pour défendre votre œcuménisme ; elle se lisse comme les statues de saints dont on baise les pieds. Quand j’étais adolescent, elle était risible : assentir à la xénophobie, à l’excitation des peuples, à la stigmatisation des diversités culturelles ; désapprouver le métissage, le tissage des origines, l’entrelacs profus des différences ; quelqu’un qui, publiquement, aurait condamné le multiculturalisme sur l’Hexagone aurait subi cent attaques légitimes.

Or, de plus en plus de pseudo-penseurs, de scrivaillons aigris, d’agitateurs décérébrés, de furieux influents, de fauteurs de haines proclament leur défiance contre les Nords-Africains avec autant de spontanéité que vous demanderiez à votre poissonnier, un jour de marché, les darnes de saumons les plus fraîches. Ce soir, je me sens vieux, je m’aperçois qu’une vigilance civique s’amoindrit, que la magnanimité des cœurs est poreuse, qu’elle se gangrène jusqu’au pourrissement national.

Qui sont ces millions d’électeurs qui ont voté pour le pire ? Qu’on me les désigne, qu’on m’apprenne leurs motivations, leurs aigreurs, leurs espérances citoyennes. Qu’ils me décrivent clairement, rigoureusement, objectivement pourquoi ils ont, dans l’urne, déposé le bulletin régressif. Il y a quinze ans, l’extrême droite suscitait la raillerie, on s’en moquait car sa vindicte et sa férocité paraissaient des monstres. De la démence on ne s’effraie pas toujours. S’acharner sur les immigrés semblait si niais, si odieusement superficiel que la plupart d’entre nous répliquait par le rire. Quoi de crédible dans les statistiques frontistes ? Comment accorder un semblant de crédibilité à un parti qui, pour seul drapeau, brandit la fureur et la frustration ? Aujourd’hui, un mauvais vent a tourné ; la crispation s’est dotée d’une sorte de noblesse, comme on ferait reluire un bouclier taché de sang. Et là réside la stupeur, semblable à celle qu’aurait Kafka s’il vivait de nos jours : ces millions d’allégeances à un parti purulent ne font crier personne ? Les partis modérés ont-ils perdu leurs voix ? L’aphasie est-elle une nouvelle donne de la politique ?  

 

vendredi 23 mai 2014

La fin du monde, entre autres


 

Savez-vous quand cette phrase fut écrite ? En 1422, par le mage Sorafinus, suite à une vision qu’il eut dans la nuit du 19 octobre, après avoir mangé une racine de mandragore trempée dans du lait de chèvre. Non, c’est moi qui l’ai inventée, pour vous amuser. Les prophéties sont fascinantes. Qu’on y croie ou pas, qu’on considère Nostradamus ou Blavatsky comme des imposteurs ou des surhommes, elles possèdent une force mystérieuse. Elles divertissent en même temps qu’elles émerveillent. Et les récits de fin du monde ont la même puissance. Imaginons-la. Vous êtes dehors, en train de marcher, et soudain le ciel s’assombrit. Il s’assombrit trop vite pour que ce soit la nuit. Le soir tombe dans un flottement ; or, là, le ciel noircit d’un seul coup, comme des corolles immenses de charbon s’y répandent, dans un bruit lointain, qui ne résonne pas mais qui gronde et grandit. Vous n’avez pas encore peur, c’est l’étonnement qui vous prend, vous fixez le ciel et vous attendez. Vous attendez parce que vous pressentez quelque chose dans cet obscurcissement, quelque chose qui annonce un autre quelque chose et qui, immédiatement, vous transit. Le ciel a changé si rapidement que vous contemplez, passifs, silencieux et incrédules, trop surpris pour commenter ce qui se passe dans le ciel. Toute votre conscience est dans vos yeux. Vous n’êtes pas pétrifiés mais vous ne bougez pas ou à peine. Le noir du ciel se déplace, s’enfle, se déploie et en se déployant, il s’approche. Il a la forme d’un nuage hérissé mais plus il grandit, plus il se distord et peu à peu, il ne ressemble plus à rien. Il enfle encore et se répand dans le ciel comme du lait dans de l’eau mais il est gris. Si tout le ciel était noir, ce serait la nuit et la nuit, dans sa profonde obscurité, n’est pas effrayante. Or, là, il est d’un noir délavé, le blanc du jour s’y mêle mais malmené, comme mis en minorité dans l’immensité du ciel. Ce blanc qui d’habitude persiste jusqu’aux derniers instants du crépuscule est recouvert par cette nappe sombre et crénelée. Soudain, des éclairs la traversent, des éclairs plus larges que tous ceux que vous avez vus dans votre vie, même lors d’un orage au sommet d’une montagne. Et à cet instant, vous vous effrayerez : vous aurez conscience que jamais de tels éclairs n’ont jailli dans le ciel. De plus, ils ne feront aucun bruit. Ce silence mettra en vous des pensées de mort. Vous serez les témoins de quelque chose de si vaste, si puissant, si violent que vous n’aurez rien d’autre à croire. La mort du monde, vous direz-vous, voici les premiers signes de la mort du monde. Ce ciel strié d’éclairs silencieux vous fera sauter le cœur et cependant, vous resterez immobiles. Anéantis par la peur, vous assisterez à ce spectacle qui viendra tout détruire. Pas une fois vous ne douterez de ce que vous verrez. On ne doute jamais face aux terreurs les plus vives.





 
 

samedi 29 mars 2014

Memento !

Ces derniers jours, je me suis questionné sur la mémoire. J'apprenais un sonnet de Du Bellay et comme je peinais à le retenir, je me suis demandé pourquoi ce texte que j'aime ne se fixait pas dans ma tête. Il y a d'autres textes de Du Bellay que j'ai appris en quelques minutes. Je me souviens que lors de ma première année à l'université, j'apprenais beaucoup de poèmes. Je les apprenais comme on fait du sport ; plus j'apprenais, mieux j'apprenais et plus rapidement le texte me restait à l'esprit. Parfois, j'apprenais deux poèmes par jour mais qu'est-ce qu'apprendre ? Certains de ces poèmes, je les ai oubliés ou je n'en ai conservé que des fragments, que je confonds aussi avec d'autres poèmes, si bien que je me les récite comme un mauvais brodeur tisserait de la dentelle avec du fil de fer.                                           
Il y a de troublantes béances dans la mémoire. A l'école, j'ai appris des cours avec tout ce que le par cœur peut avoir de virtuose, je les connaissais si bien que je me les étais appropriés comme un cuisinier sa recette. Et pourtant, un mois après, je n'avais que des fantômes de souvenirs : ce cours que j'avais appris à la virgule, que j'avais restitué sans aucune erreur à mon prof, je l'avais très vite évacué de moi, comme on se déferait d'un meuble qui ne sert à rien. Que de connaissances dispersées en moi, qui se sont tellement délayées qu'elles sont devenues des lambeaux. Tantôt je m'attriste d'avoir oublié tantôt je m'en indiffère. Mais à force d'entendre partout qu'oublier est inévitable, je finis par m'en accommoder.
Il y a quelques années, l'oubli me terrifiait. Dès qu'un nom de ville, un morceau de poème, un événement historique m'échappait, je m'efforçais de le retrouver aussitôt. L'oubli me précipitait dans un je ne sais quoi d'angoissé, que j'associais inconsciemment à la bêtise ou du moins, une forme de bêtise. Puisque j'avais oublié, je me sentais troué, inerte et débiteur, oui, j'avais une dette à combler vis-à-vis du monde.                                            
Jamais je n'ai trouvé une légitimité à l'oubli. Certains philosophes en ont fait l'éloge, j'y vois une régression inévitable de nos caboches. Pourquoi oublier ? Allez-vous dénicher un semblant de nécessité dans cette désertion mentale ? Laissons les philosophes avec leurs certitudes. Moi, je ne me suis jamais consolé d'oublier. C'est une espèce de déclin injuste ; je serre dans la main un objet et tout à coup, en la rouvrant, je découvre que ma paume est vide.

mercredi 19 février 2014

Bande de barbares !

Hier, en pleine nuit, le mot «barbarisme» a sauté dans ma tête. Pourquoi? Peut-être que je l’avais utilisé quelques jours avant avec mes élèves, pour reprendre un d’entre eux qui en avait fait un. Aussitôt, j'ai eu envie d'écrire un poème rempli de barbarismes, comme si le mot, en jaillissant en moi, avait allumé une pulsion poétique. Un vers puis un fragment de vers me sont venus puis je me suis rendormi. Au réveil, l'envie s'était estompée mais en fin de matinée, par à coup, comme autant de ricochets intérieurs, elle s'est ranimée.
Pourtant, je me méfie des barbarismes. Au seizième siècle, Du Bellay a écrit qu'il fallait constamment vivifier la langue française, en transformant la nature grammaticale des mots et en inventant des verbes, des adjectifs, etc. Il voulait un français vivace, mouvant, qui se contorsionne. Qu'en penser ? Il a raison. Ma phrase est bête mais elle signifie ce qu'elle signifie. Une langue figée, c'est une agonie. Rien de plus niais que ces gens qui prônent le bon français. J'ignore ce qu'est un homme bon et j'ignore davantage ce qu'est une bonne langue; sauriez-vous décréter quand on parle mal ou bien? Qu'on me donne un exemple de ce beau langage. Souvent, on l'amalgame avec des vieilles expressions ou des noms rares. Préjugé de ceux qui méconnaissent la littérature et les forces du parler. Dire ne se conjugue qu'au pluriel. Quant au français, il se ramifie en milliers de phrasés, de tournures, de régionalismes, d'archaïsmes, de technicités et de familiarités qui en font un labyrinthe illuminé.
Du Bellay revendiquait un français qui tourne sur lui-même; il voyait sa langue comme on considère les saisons. Je l'applaudis des trois mains même si quelque chose me retient. Ce quelque chose se commente autant qu'il se ressent, s'explique autant qu'il se conteste, tient de la certitude autant que de la rétractation. Il porte un nom qui prête à confusion mais sa définition est simple: le barbarisme.
Ecrivationner, crépusculation, débrouillitude, majestuosité, délivrement sont des barbarismes. Vous ne les trouverez dans aucun dictionnaire. Ils sont les fantômes insolents d'une langue officielle et bien qu'ils figurent sur la page, une ombre méfiante les entoure. Comme un sceau qui ne scelle rien, ils flottent dans les limbes de la littérature. Je pourrais mettre un point à ce chapitre en invoquant la liberté insécable de l'artiste: dès lors qu'on crée, on fait ce qu'on veut, on brise les barrières de la forme et les interdits de la morale. Cependant, je conclurais sans conviction. De même que je récuse l'amoralité de l'art, je ne crois pas non plus dans la créativité coq-à-l'âne. Plus j'écris sur l'art, plus je me sens rigide; il y a, en effet, de la vieillerie en moi. Je sais qu'une langue doit bouger et que le conservatisme linguistique est risible, comme tous les conservatismes. Je me réjouis des mots nouveaux qui entrent dans notre langue, je m'amuse de ceux qui s'illusionnent que la maîtrise du français consiste à faire la double négation, je m'amuse encore plus de ceux qui me reprennent quand je dis «au jour d'aujourd'hui». Un jour, quelqu'un s'en est agacé, en jugeant que l'expression est redondante; je lui ai alors répliqué : « aujourd'hui est déjà un pléonasme». Et de lui expliquer que son étymologie, en latin, contient deux mots, diurnus et hodie, qui désignent exactement la même chose. Les rigoristes m'exaspèrent d'autant plus qu'ils se servent de leurs pseudo-connaissances comme d'un piédestal pour jauger et, le plus souvent, mépriser ceux qui parlent un français approximatif. D'ailleurs, dès que je dis mon métier à des inconnus, la plupart évoque leur propre rapport à la langue ou à l'orthographe; aussitôt, je leur réponds que je ne suis pas sourcilleux et que je ne corrige pas les fautes de conjugaison ou de grammaire.

vendredi 7 février 2014

Anima





Nous, les cœurs créanciers, prions pour les rayons,

Vociférateurs d’été, furieux quand le froid perdure

Et mécontents du ciel qui s’assombrit

Mais le soleil attend-il de nous?

Pourquoi sa clarté sur nous? Quoi ce feu?

Hasard du cosmos ou doigt exalté de Dieu?

Je questionne une volonté: voir un œil dans la lumière,

Voir un œil dans le vent, voir un œil dans la glace?

Qui m’apprendra si le printemps est récompense

Ou retour indifférent de la sève?

Qui me certifiera le désir des arcs-en-ciel?

Qui pariera sur l’âpreté de la pierre

Ou l’insolence du sable? Apprends-moi, si tu sais,

Les intentions du monde qui flotte. Un lac aurait plus de bouches

Qu’un milliers d’hommes? Montre-moi.

J’irai partout afin d’observer ce cœur

Et quand les bourgeons seront éloquents,

Que les champignons murmureront effrontés,

Les océans d’un mot bref compatir pour nous;

Quand j’entendrai plus qu’un fracas dans l’orage,

Un nouveau regard me déterminera.

J’espère un cri, un discours jailli des plantes,

Une opinion des ruissellements clairs,

Un avis des cailloux qui s’entrechoquent,

Une indignation de la grêle, une irrévérence

De la pluie d’été. Et verrai-je un jour providence

Dans la neige?