Rien que du ressenti. Aujourd’hui, les élections
européennes ont eu lieu ; et à l’instant, j’entends que le parti d’extrême droite
est en tête des votes. Autrement dit, une idéologie qui n’en est même pas une,
un oursin moral et raciste a été plébiscité par près d’un quart d’électeurs. Si
les mots pouvaient vomir, vous auriez de la gerbe dans vos yeux. Certes, face à
une telle nouvelle, il faudrait garder la tête froide et, probablement, ne pas
écrire, attendre demain ou les jours prochains pour fixer ce que j’éprouve mais
le dégoût remonte trop en moi pour le brider.
Depuis une dizaine d’années, l’extrême droite
française semble vernissée, ses chefs s’expriment à la télévision et dans les
quotidiens avec une facilité que vous n’auriez pas pour défendre votre œcuménisme
; elle se lisse comme les statues de saints dont on baise les pieds. Quand j’étais
adolescent, elle était risible : assentir à la xénophobie, à l’excitation des
peuples, à la stigmatisation des diversités culturelles ; désapprouver le
métissage, le tissage des origines, l’entrelacs profus des différences ;
quelqu’un qui, publiquement, aurait condamné le multiculturalisme sur l’Hexagone
aurait subi cent attaques légitimes.
Or, de plus en plus de pseudo-penseurs, de
scrivaillons aigris, d’agitateurs décérébrés, de furieux influents, de fauteurs
de haines proclament leur défiance contre les Nords-Africains avec autant de
spontanéité que vous demanderiez à votre poissonnier, un jour de marché, les
darnes de saumons les plus fraîches. Ce soir, je me sens vieux, je m’aperçois
qu’une vigilance civique s’amoindrit, que la magnanimité des cœurs est poreuse,
qu’elle se gangrène jusqu’au pourrissement national.
Qui sont ces millions d’électeurs qui ont voté pour
le pire ? Qu’on me les désigne, qu’on m’apprenne leurs motivations, leurs
aigreurs, leurs espérances citoyennes. Qu’ils me décrivent clairement,
rigoureusement, objectivement pourquoi ils ont, dans l’urne, déposé le bulletin
régressif. Il y a quinze ans, l’extrême droite suscitait la raillerie, on s’en
moquait car sa vindicte et sa férocité paraissaient des monstres. De la démence
on ne s’effraie pas toujours. S’acharner sur les immigrés semblait si niais, si
odieusement superficiel que la plupart d’entre nous répliquait par le rire.
Quoi de crédible dans les statistiques frontistes ? Comment accorder un
semblant de crédibilité à un parti qui, pour seul drapeau, brandit la fureur et
la frustration ? Aujourd’hui, un mauvais vent a tourné ; la crispation s’est
dotée d’une sorte de noblesse, comme on ferait reluire un bouclier taché de
sang. Et là réside la stupeur, semblable à celle qu’aurait Kafka s’il vivait de
nos jours : ces millions d’allégeances à un parti purulent ne font crier
personne ? Les partis modérés ont-ils perdu leurs voix ? L’aphasie est-elle une
nouvelle donne de la politique ?