jeudi 22 décembre 2016

Rien qu'entre eux


Trente-deux. Ils étaient trente-deux. Pas un de plus, pas un de moins. Trente-deux qui, puisqu’ils discutaient et souriaient, paraissaient contents de se retrouver à trente-deux et qui, s’ils avaient été quarante, cinquante ou cent, ne s’en seraient sans doute pas inquiétés. Trente-deux et parmi les trente-deux, quelques-uns debout, la plupart assis autour de tables en plastique noir, par groupes de trois, quatre ou davantage ; trente-deux qui, s’ils avaient remarqué que je les comptais l’un après l’autre, m’auraient peut-être demandé pourquoi j’effectuais leur recensement. Trente-deux dans cette sandwicherie située place de la Chapelle, à boire leur café ou manger ; trente-deux que je voulus dénombrer avec exactitude même si à deux, cinq, dix, quinze ou vingt-cinq près, ma stupeur aurait été la même ; car dès qu’ils m’apparurent, je me sentis le devoir de savoir combien ils étaient, regroupés là dans une salle étroite au plafond bas, aux murs couverts de miroirs qui les reflétaient, soutenue en son milieu par une colonne sur laquelle était fixé un écran retransmettant des courses hippiques. Trente-deux corps, trente-deux présences, trente-deux visages. Trente-deux hommes. Et pas une femme.
            Je restai sur le trottoir, devant l’enseigne éclairée de néons rouges et verts ; à l’intérieur, la lumière était crue et les clients s’égayaient. Cependant, un je ne sais quoi de discret, voire confidentiel les unissait dans ce lieu où un seul sexe avait le droit d’entrer. À la surprise qui d’abord m’assaillit succéda vite la colère : je me remis à marcher, impatient de m’en éloigner, d’apercevoir à nouveau des brasseries où les femmes et les hommes dînent ensemble, s’embrassent sans se soucier des regards, s’étreignent parce qu’ils veulent s’étreindre, partagent leur dessert avec la même cuillère ; et ma soif de revoir des couples s’amplifia en même temps que mon dégoût pour les trente-deux hommes que je venais de croiser.  
 
           Qu’on ne me conteste pas cette indignation en invoquant des différences culturelles, des traditions séculaires, des habitudes familiales, des protectionnismes intimes, des pudeurs que je ne saurais pas comprendre, des sociabilités variables selon qu’on porte une jupe ou un pantalon ; qu’on ne me rétorque pas que des femmes consentent à cette régression car oui, à coup sûr, il y en a qui revendiquent un quotidien d’épouses effacées et recluses, persuadées que leur existence ne consiste qu’à laver le linge, équeuter des haricots et surveiller la cuisson de la viande pour le repas du soir ; et qu’on ne me parle pas de cette pseudo-prévenance qu’auraient les hommes envers leurs compagnes, quand ils prétendent leur prouver leur amour en les incitant, afin d’échapper aux malveillances et aux médisances du dehors, à se cloîtrer sous le toit de la maison jusqu’à leur retour.  
 
            Comment de tels endroits, en ce millénaire qui s’ouvre, à Paris, sont-ils possibles ? Comment survit ce moralisme arriéré dans une métropole qui, sur les cinq continents, symbolise la liberté, la fronde dans tout ce qu’elle a de salutaire, l’irrévérence jouissive et l’avant-garde des cœurs ? Comment en suis-je, ce soir, à rédiger ce texte qui devrait paraître anachronique, caricatural et risible à chacun de nous ? Et comment peut-il aujourd’hui résonner d’une quelconque actualité ?
 
 

mercredi 30 novembre 2016

Une légende...


 

Quand le roi Vassilis Mythos mourut, son peuple le pleura tellement que le deuil national fut décrété pour trois mois. Pendant ses vingt-deux années de règne, ses choix politiques en avaient fait un souverain estimé par la plupart des habitants : et bien qu’il eût plusieurs ministres et des conseillers d’état qui, suite à des divergences diverses, devinrent ses premiers opposants ; bien qu’il prît des décisions contestables, notamment à l’international, face à des pays qui ne méritaient pas autant d’indulgence ; et bien qu’il œuvrât envers les chômeurs avec une générosité qui occulta la précarité de ceux qui, tout en ayant un métier, ne gagnaient pas assez d’argent pour mener une vie sereine ; il n’y eut, dans les heures suivant l’annonce de son décès, que des éloges et des vénérations.

Ceux qui l’avaient côtoyé racontèrent des anecdotes édifiantes, propices à le mythifier ; quant aux autres, qui avaient retenu de son action publique ce qu’ils avaient voulu en retenir, ils le louangèrent, le remercièrent, le comparèrent à un dieu, etc. Et ils se mortifièrent autour du palais royal ou chez eux, en murmurant les plus belles phrases de ses discours. À l’unanimité, on l’encensa, sauf un homme qui, à près de soixante-cinq ans, ne s’était pourtant jamais senti exister. Un habitué de l’ombre, qui figurait au deuxième plan sur les photographies officielles. C’était son fils, Vassilis Adiégésis, qui avait longtemps supplié le ciel de s’asseoir vite sur le trône occupé par son père avant de se décourager de sa santé de centenaire. Mais la vigueur de celui qu’il sollicitait par des « souverain si grand si proche » le blessait. Il n’avait pas hérité de son éloquence, de son intègre curiosité pour les gens et surtout, l’ardeur et la permanence avec lesquelles il avait promu les arts le déroutait jusqu’à le rendre nauséeux.

C’est pourquoi il convoqua Tophasia, le conteur du royaume ; et sans lui exprimer ce qu’il éprouvait, il lui fit comprendre, dans un bref entretien, qu’il le congédiait. Tophasia avait écrit L’aventure des cinq sœurs, La dernière montagne, Promenade des chats et des souris, Dialogue sur la lune, Le géant d’Istakaria, La citadelle de brume, Lamédia et son chien, Les oliviers dans le ciel, La vipère amoureuse, Le temple invisible, Un arc-en-ciel sur la main, Les frères du voleur. Sa renommée surpassait celle de l’ancien roi. C’est d’ailleurs lui, en conseiller plus écouté que les autres, qui l’avait exhorté à promouvoir les arts en lui suggérant de fêter, au printemps, un mois entier, la Poésie.

Adiégésis le craignait tant qu’il ordonna à Ricid, un tueur à gages qui ne travaillait que trois fois par an, de le faire taire pour toujours. À cause du prestige de Tophasia, il exigea un cachet supérieur à ses contrats ordinaires, ce à quoi le nouveau roi consentit : « Mais tu dissimuleras en mort naturelle. »

Moins d’un an après son assassinat, sur décret, la fête de la Poésie fut supprimée, les peintures de rue interdites, les salles de cinéma et de concert fermées. À l’école, la lecture des contes fut suspendue ainsi que celle des fables, des mythes antiques, des paraboles. La stigmatisation de l’imaginaire fut institutionnalisée. Rapidement, toutes les formes de créativité disparurent ; et de symboles ni d’allégories on ne parla plus. Le règne d’Adiégésis fut marqué d’une tyrannie des plus féroces et des plus régressives.

 

mercredi 7 septembre 2016

En tête-à-tête






Il observait ce couple assis à sa gauche, en biais, à une table ronde en bois noir, placée contre la vitre de la brasserie qui les séparait de la rue tout en laissant visible à leurs regards le passage ininterrompu des piétons et des voitures. C’est sur ce fourmillement irrégulier, cette successivité de montées, de descentes que lui, le mari, concentrait son attention pendant que l’épouse, moins distraite par les défilés de la ville, se tenait les coudes posés fermement et ses yeux n’obliquant pas autant car elle préservait une sorte de prévenance doublée de vigilance pour celui avec qui elle vivait depuis probablement plusieurs dizaines d’années, voire au-delà d’un demi-siècle. Elle semblait même attendre un égard de lui mais quand le serveur apporta les plats qu’ils avaient commandés, tous deux se mirent à manger en silence.

Pas un seul commentaire sur ce qu’ils avalèrent : l’omelette avait-elle du goût ? La viande était-elle cuite à point ? Était-ce bon, tout simplement ? Aucun mot ne sortit.
Si près d’eux, en assistant à ce dîner de taiseux - pas même une phrase échangée, une bribe de phrase ou une interjection - un dégoût mêlé de mépris l’envahit : ça, l’amour ? Ça, le bonheur, la riche réciprocité de deux vies qui ont choisi de se tresser l’une à l’autre ? Ça, la tendresse décuplée par les années ensemble ? Certains silences sont délectables, souriants mais le leur était glacial et lui qui, ni marié ni fiancé, insouciant de son célibat et de dissembler de ses deux sœurs qui chacune avait trois enfants, il dévisagea ces deux mutiques jusqu’à s’en répugner.
Plutôt qu’une empathie pour ces vieux qui, après tant de milliers d’heures à se côtoyer, n’avaient peut-être plus rien à discuter, c’est l’envie de les provoquer qui affleura en lui, de les singer l’un après l’autre mais l’homme plus que la femme à cause de la raideur dont il ne se départait pas, comme s’il s’obstinait à faire accroire que son couple se portait bien et qu’une soirée au restaurant rythmée par un désert de paroles ne devait heurter personne.
Alors, il gloussa tout en continuant de se questionner : puisque leur repas ressemblait à tous ceux de l’ordinaire, pourquoi avaient-ils mangé ailleurs que chez eux ? Pourquoi payer davantage pour un menu qu’ils auraient ingurgité à l’identique dans le salon ou la cuisine de leur appartement ? Et dans cet enchaînement d’interrogations (qui n’en étaient pas vraiment car il percevait l’amour comme une complicité d’excellence, une sensualité mûrie au fil du temps en fraternité taquine et loquace), une conviction fortifiait en lui, qui ne fut pas une seule fois démentie par un fragment de dialogue entre eux : en plus d’une vieillesse qui ne rendait même pas estimable la longévité de leur union, il en conclut que ces deux êtres se préparaient à la mort.
Il se leva, paya son verre et s’en alla. Et eux, prendraient-ils un dessert ? Un café ? Et après, marcheraient-ils dans le quartier en se tenant par la main ? S’embrasseraient-ils sur le chemin du retour ? Auraient-ils un geste affectueux ? Parce qu’il savait déjà que ce duo spectral s’endormirait sans une caresse ni un baiser, il se promit, à rebours des allégeances que deux êtres se font de s’aimer toujours, qu’il ne vivrait jamais comme ceux qu’il venait, trop longtemps, de scruter.



 



 
 



 

lundi 9 mai 2016

Repentirs


Les faussaires vont en prison. Parce qu’ils ont peint une toile avec tant de minutie et de virtuosité mimétique qu’ils ont leurré les marchands d’art sur sa provenance, ils sont punis par les tribunaux de la justice. Ont-ils dépouillé tel musée d’une de ses œuvres ? Jamais. Ont-ils volé le tableau d’un mécène ? Encore moins. Ont-ils agressé quelqu’un ? Pas à ma connaissance. Ont-ils tiré au fusil ? Blessé au couteau ? Les seules armes que vous trouverez chez eux sont des pinceaux. Ont-ils menacé ? Diffamé ? Harcelé ? Dans leur atelier, ils travaillent sans quereller. Alors, quel est leur crime ? Pour quel chef d’accusation se sont-ils retrouvés devant le box ? Qu’ont-ils commis de mal pour être passibles d’une peine d’emprisonnement ? Reproche-t-on à un poète de nous émouvoir ? Accuse-t-on le clown de nous avoir amusés ? Intenterons-nous un procès à ces comédiens qui nous ont, le temps d’un spectacle, fait voir le monde autrement ?
Car j’ignorais que dessiner puisse relever d’une activité criminelle ; que poser des couleurs à l’intérieur d’un cadre puisse constituer quelque chose de dangereux, de blâmable : et dans cet étonnement qui n’est même pas un tiraillement ou de l’incrédulité, la certitude qu’ils sont puissants affleure en moi. La malhonnêteté qui les entoure, le mensonge sulfureux qui les encercle, l’imposture dont les commissaires-priseurs et les galeristes les recouvrent comme d’un drap trempé de boue ; ce qu’à propos d’eux on nomme contrefaçon ne dévoile-t-il pas au contraire un je ne sais quoi de talentueux, une amorce de force créatrice, une promesse d’inventivité qui a déjà dépassé le stade de la promesse ? N’a-t-il pas malgré les mots négatifs avec lesquels on le mentionne une authenticité évidente ? Décelez-vous comme moi la beauté d’une posture, qui ne choquera que les choquables et ne fera gueuler que les académistes agrippés à la certitude que l’art suit un seul chemin, au tracé lisible et confortable, qu’ils ont plaisir et arrogance à arpenter ? Ceux-là qui passent pour trompeurs, malversateurs, bluffeurs des splendides entreprises de l’âme, sont-ils moins sincères que les milliardaires levant l’index lors d’une enchère à Drouot pour montrer qu’ils sont preneurs d’avoir chez eux une toile de maître ?
Pas moins de vérité dans ces hommes qui composent dans la brume ! Pas moins de dignité pour ceux qui se sont toujours imprégnés d’une œuvre qu’ils ont reproduite comme un mime soucieux d’implicite et de complicité. Qu’ils survivent sans contestation, Wolfgang Beltracchi, Guy Ribes et d’autres pour avoir réinterrogé la source de l’art comme à la maternité, une famille se demande d’où provient la beauté de celui qui vient de naître !
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mercredi 24 février 2016

Précipitation


             On a tort de glorifier la pluie. Les paysans, lorsqu’elle nourrit leurs champs, ne la remercient pas comme dans les prières ; qui la vante ? Qui la contemple ? Qui compose des textes sur sa prétendue musique ? Les poètes. Mais aussi lyriques soient leurs images, aussi invitatrices à se laisser emplir du double souffle du vent et de l’eau, elles sont fausses, elles disent quelque chose d’hypocrite, comme un aveu concédé sous la menace. Elles suggèrent que le monde s’amplifie quand la pluie vient sur nous en sa douce mitraille verticale ; elles laissent entendre que ces gouttes chutant à une cadence de métronome réveillent la plus belle part de nous : et ceux qui ne sauraient pas déceler cette splendeur intime de la nature, ceux qui répliqueraient « je hais la pluie », ceux qui revendiqueraient un ciel continuellement sec seraient aveugles à l’authentique suavité du réel : des citadins ne sachant rien des soifs de la terre ; bref, des idiots. Mais malgré les métaphores somptueuses que les artistes lui associent, malgré l’espèce de musique qu’on peut occasionnellement reconnaître en elle (un dimanche, couché dans son lit, loin des contraintes du métier) et malgré la nourriture dont elle gorge les champs, la pluie est une larme. Elle tombe ; et dans sa chute, elle ne se désavoue pas. Descendre, descendre, descendre : telle est sa vocation. Voici son préjudice qui me déplaît de plus en plus. Précisément, l’agacement est la sensation qui m’envahit quand la pluie survient. J’en viens jusqu’à l’insulter, la traiter de pute, lui ordonner de cesser ; et qu’importe si je suis vain (car je sais qu’elle n’écoute pas, de la même façon que la mer ne se soucie pas des bateaux qui vont sur elle) mais une part de moi, clairvoyante autant qu’impulsive, exigeante autant que régressive, s’indigne de cette humidité venant d’en haut.  
            Si tu m’entendais, tu me trouverais ridicule : n’est-ce pas imbécile d’injurier la pluie ? N’y a-t-il pas dans cette fureur la preuve qu’en plus de s’imaginer les maîtres du cosmos, nous sommes d’abord les premiers esclaves de l’instinct ? Et moi qui ai commencé par railler l’eau du ciel, je voudrais à l’instant, parmi l’obscure tranquillité du soir, l’écouter. Pluie que je méprise, qui me ramène à l’homme (ou petit homme) que je suis, aucun de mes mots pour toi ne sera bienveillant, encore moins romantique ou élégiaque. Je ne t’aime pas. Je ne crois pas dans ta fécondité, je ne vois pas en toi la plus riche des sources. Mais bien que je te fuie et que ma peau te déteste, tu tombes et tomberas, indifférente à chacun de nous, aujourd’hui, demain ou dans quarante-deux étés, parce que le vent veut des pleurs pour l’accompagner, parce que les nuages se sentent seuls dans le ciel, parce que l’humus frissonne quand tu le pénètres et que nous, observateurs obstinés mais impuissants, avons besoin de toi, de ta lumière liquide et de tes refrains qui conjurent tout ce que les marteaux pourraient avoir de mélodieux.