mercredi 7 septembre 2016

En tête-à-tête






Il observait ce couple assis à sa gauche, en biais, à une table ronde en bois noir, placée contre la vitre de la brasserie qui les séparait de la rue tout en laissant visible à leurs regards le passage ininterrompu des piétons et des voitures. C’est sur ce fourmillement irrégulier, cette successivité de montées, de descentes que lui, le mari, concentrait son attention pendant que l’épouse, moins distraite par les défilés de la ville, se tenait les coudes posés fermement et ses yeux n’obliquant pas autant car elle préservait une sorte de prévenance doublée de vigilance pour celui avec qui elle vivait depuis probablement plusieurs dizaines d’années, voire au-delà d’un demi-siècle. Elle semblait même attendre un égard de lui mais quand le serveur apporta les plats qu’ils avaient commandés, tous deux se mirent à manger en silence.

Pas un seul commentaire sur ce qu’ils avalèrent : l’omelette avait-elle du goût ? La viande était-elle cuite à point ? Était-ce bon, tout simplement ? Aucun mot ne sortit.
Si près d’eux, en assistant à ce dîner de taiseux - pas même une phrase échangée, une bribe de phrase ou une interjection - un dégoût mêlé de mépris l’envahit : ça, l’amour ? Ça, le bonheur, la riche réciprocité de deux vies qui ont choisi de se tresser l’une à l’autre ? Ça, la tendresse décuplée par les années ensemble ? Certains silences sont délectables, souriants mais le leur était glacial et lui qui, ni marié ni fiancé, insouciant de son célibat et de dissembler de ses deux sœurs qui chacune avait trois enfants, il dévisagea ces deux mutiques jusqu’à s’en répugner.
Plutôt qu’une empathie pour ces vieux qui, après tant de milliers d’heures à se côtoyer, n’avaient peut-être plus rien à discuter, c’est l’envie de les provoquer qui affleura en lui, de les singer l’un après l’autre mais l’homme plus que la femme à cause de la raideur dont il ne se départait pas, comme s’il s’obstinait à faire accroire que son couple se portait bien et qu’une soirée au restaurant rythmée par un désert de paroles ne devait heurter personne.
Alors, il gloussa tout en continuant de se questionner : puisque leur repas ressemblait à tous ceux de l’ordinaire, pourquoi avaient-ils mangé ailleurs que chez eux ? Pourquoi payer davantage pour un menu qu’ils auraient ingurgité à l’identique dans le salon ou la cuisine de leur appartement ? Et dans cet enchaînement d’interrogations (qui n’en étaient pas vraiment car il percevait l’amour comme une complicité d’excellence, une sensualité mûrie au fil du temps en fraternité taquine et loquace), une conviction fortifiait en lui, qui ne fut pas une seule fois démentie par un fragment de dialogue entre eux : en plus d’une vieillesse qui ne rendait même pas estimable la longévité de leur union, il en conclut que ces deux êtres se préparaient à la mort.
Il se leva, paya son verre et s’en alla. Et eux, prendraient-ils un dessert ? Un café ? Et après, marcheraient-ils dans le quartier en se tenant par la main ? S’embrasseraient-ils sur le chemin du retour ? Auraient-ils un geste affectueux ? Parce qu’il savait déjà que ce duo spectral s’endormirait sans une caresse ni un baiser, il se promit, à rebours des allégeances que deux êtres se font de s’aimer toujours, qu’il ne vivrait jamais comme ceux qu’il venait, trop longtemps, de scruter.