Il observait ce couple
assis à sa gauche, en biais, à une table ronde en bois noir, placée contre la
vitre de la brasserie qui les séparait de la rue tout en laissant visible à
leurs regards le passage ininterrompu des piétons et des voitures. C’est sur ce
fourmillement irrégulier, cette successivité de montées, de descentes que lui,
le mari, concentrait son attention pendant que l’épouse, moins distraite par
les défilés de la ville, se tenait les coudes posés fermement et ses yeux
n’obliquant pas autant car elle préservait une sorte de prévenance doublée de
vigilance pour celui avec qui elle vivait depuis probablement plusieurs
dizaines d’années, voire au-delà d’un demi-siècle. Elle semblait même attendre
un égard de lui mais quand le serveur apporta les plats qu’ils avaient
commandés, tous deux se mirent à manger en silence.
Pas un seul commentaire
sur ce qu’ils avalèrent : l’omelette avait-elle du goût ? La viande
était-elle cuite à point ? Était-ce bon, tout simplement ? Aucun mot
ne sortit.
Si près d’eux, en
assistant à ce dîner de taiseux - pas même une phrase échangée, une bribe de
phrase ou une interjection - un dégoût mêlé de mépris l’envahit : ça,
l’amour ? Ça, le bonheur, la riche réciprocité de deux vies qui ont choisi
de se tresser l’une à l’autre ? Ça, la tendresse décuplée par les années
ensemble ? Certains silences sont délectables, souriants mais le leur
était glacial et lui qui, ni marié ni fiancé, insouciant de son célibat et de
dissembler de ses deux sœurs qui chacune avait trois enfants, il dévisagea ces
deux mutiques jusqu’à s’en répugner.
Plutôt qu’une empathie
pour ces vieux qui, après tant de milliers d’heures à se côtoyer, n’avaient
peut-être plus rien à discuter, c’est l’envie de les provoquer qui affleura en
lui, de les singer l’un après l’autre mais l’homme plus que la femme à cause de
la raideur dont il ne se départait pas, comme s’il s’obstinait à faire accroire
que son couple se portait bien et qu’une soirée au restaurant rythmée par un
désert de paroles ne devait heurter personne.
Alors, il gloussa tout
en continuant de se questionner : puisque leur repas ressemblait à tous
ceux de l’ordinaire, pourquoi avaient-ils mangé ailleurs que chez eux ?
Pourquoi payer davantage pour un menu qu’ils auraient ingurgité à l’identique dans
le salon ou la cuisine de leur appartement ? Et dans cet enchaînement
d’interrogations (qui n’en étaient pas vraiment car il percevait l’amour comme
une complicité d’excellence, une sensualité mûrie au fil du temps en fraternité
taquine et loquace), une conviction fortifiait
en lui, qui ne fut pas une seule fois démentie par un fragment de dialogue
entre eux : en plus d’une vieillesse qui ne rendait même pas estimable la
longévité de leur union, il en conclut que ces deux êtres se préparaient à la
mort.
Il se leva, paya son
verre et s’en alla. Et eux, prendraient-ils un dessert ? Un café ? Et
après, marcheraient-ils dans le quartier en se tenant par la main ?
S’embrasseraient-ils sur le chemin du retour ? Auraient-ils un geste
affectueux ? Parce qu’il savait déjà que ce duo spectral s’endormirait sans
une caresse ni un baiser, il se promit, à rebours des allégeances que deux
êtres se font de s’aimer toujours, qu’il ne vivrait jamais comme ceux qu’il
venait, trop longtemps, de scruter.