Quand,
depuis le port, on vit, dans la brume crépusculaire, reparaître Éleuthéria, on crut d’abord que nos yeux
mentaient : deux ans qu’il n’était pas revenu de sa pêche, ce chalutier
dont on avait fait des chansons, cette gloire de la mer que les villes voisines
enviaient et qui, par sa renommée, attirait ceux de la région et même de plus
loin qui voulaient le contempler ; et face à cette forme qui approchait,
la stupeur fut si violente qu’on évoqua l’impossible : « Un vaisseau
fantôme ? » Mais le surnaturel est une opportunité éphémère et les
nuages se dissipèrent. Regroupé sur la jetée, comme on épellerait l’alphabet
dans les ténèbres, on murmura que c’était lui.
La
peur ne fut pas moindre mais autre ; non plus l’incertitude qu’une
présence se dessine à l’horizon mais la certitude qu’une absence se
termine ; et lorsqu’il entra dans la rade, bien qu’aucun de nous n’ait
oublié son nom, on cria « Éleuthéria » avec autant de crainte que de
ferveur ; car il revenait, lui qu’on avait pleuré de ne pas revoir.
Le
voici qui se dresse, intact ; et à sa proue, ils se tiennent tous, les
cinq de l’équipage, immobiles mais souriants. Eux dont on avait d’abord évoqué
le retour en parlant au futur, comme s’ils ne pouvaient pas naufrager : « Ils
reviendront » puis dont la mort, au fil des jours et des semaines s’était
laissé entrevoir : « Ont-ils cherché trop loin ? » avant
que l’évidence, au bout de six mois, se proclame « ils ne reviendront
pas » ; eux qu’on priait au cimetière bien qu’ils n’aient pas de
sépulture, les voici qui amarrent, descendent l’ancre, enroulent la corde à la
bitte.
Leurs
barbes sont longues, épaisses, lourdes mais on les reconnaît immédiatement.
S’ils sont différents, c’est par leur regard, plus lent, plus triste, qui ne
s’attarde sur personne.
Ils
descendent sur le quai et nous saluent ; leurs voix sont ténues, au plus
près du murmure puis ils montrent les filets pleins de poissons : « À
vous ! Jamais vous ne mangerez meilleure chair » et dans la nuit qui
gagne, couverts d’ombre et de nos questionnements, ils s’engouffrèrent dans la
grande rue, en silence, d’un même pas, comme cinq frères soucieux de préserver
leurs secrets…