mardi 4 juillet 2017

Où le reflet finit




Une ancienne mannequin l’avait alertée que si elle dormait plus de cinq heures, elle se réveillerait le visage bouffi ; par conséquent, chaque soir, selon qu’elle allait au lit tôt ou tard, elle réglait son réveil selon le temps de sommeil qui la rendrait fraîche et émaciée le lendemain. D’autres auraient renoncé vite à cette hygiène  mais elle, par une sorte d’endurance sombre qui présidait à chacun de ses choix, elle fit d’un commandement une exaltante contrainte puis un rituel puis une habitude et enfin, une évidence. Au premier bruit de la sonnerie, elle se levait d’un bond, ruait dans la salle de bains et se scrutait devant le miroir de son armoire à pharmacie. Bien que ses joues soient creuses, elle apercevait un trop-plein ; le reste de la journée consistait à s’en défaire, comme on gratterait une tache sur sa chemise jusqu’à ce qu’elle disparaisse.


Après y avoir posé un sachet de glaçons, elle s’asseyait sur son canapé pendant une demi-heure puis se rendait dans la salle de sports située à une centaine de mètres de son appartement ; c’est là, depuis cinq ans, cinq fois par semaine, qu’elle suivait un cours de fitness avant de courir deux heures sur un tapis. De retour chez elle, sous la douche, elle se savonnait et frottait sa peau jusqu’à la rendre rouge. Puis elle s’essuyait avec la même hargne.

Un matin, devant le miroir, après en avoir essuyé la buée, lorsqu’elle se vit, elle trembla.

Trois jours plus tard, n’ayant pas de nouvelles d’elle, son frère la retrouva étendue sur le ventre, du sang autour d’elle. Après enquête, le médecin légiste en conclut qu’elle s’était asséné plusieurs coups de couteau aux pommettes avant de perdre connaissance et tomber à terre, sa mort ayant été provoquée par le choc de sa tête sur le carrelage.

À l’annonce de son décès, ses parents et ses amis pleurèrent mais ne furent pas surpris. Sa beauté la terrorisait : à vingt-six ans, bien qu’elle soit grande, elle s’habillait en taille enfant ; malgré sa jeunesse, elle se recouvrait de fond de teint ; ses lèvres étaient pulpeuses mais elle passait du crayon autour afin de les faire ressortir ; quant à sa silhouette, en dépit de ses quarante-huit kilos, elle se faisait vomir après les repas.

Néanmoins, on l’enterra avec effarement. Elle que tant d’hommes et de femmes avaient désirée ; qui avait amassé en une dizaine de défilés assez d’argent pour voyager partout ; elle dont la blancheur de peau lui avait valu le surnom de « déesse porcelaine », ceux qui l’avaient connue pensèrent, dans ce que la songerie amène de culpabilité, qu’ils auraient pu la détourner de ses peurs.

Avant la cérémonie, sur son cercueil, sa mère posa un cadre en bois doré contenant une photographie d’elle, en noir et blanc, la montrant en train de sourire. Chaque fois qu’ils l’aperçurent, une tristesse les submergea où l’inertie de leur peine se mêlait à la colère.

En sortant du cimetière, certains eurent soif de parler. Ils rappelèrent l’harmonie de ses traits, la douceur de sa voix, son goût pour l’art, son érudition ; les larmes revinrent. Elle qui ne laisserait pour mémoire qu’un sac rempli de laxatifs entassés sous son lit et des vidéos de défilés où on la voit traverser le podium d’un regard absent, elle était morte, déjà, mais fidèle à l’obscure promesse qu’elle s’était faite de ne décevoir pas une seule fois physiquement.