samedi 21 octobre 2017

De la stérilité


Orphelin dès l’âge de trois ans, Aymeric commença des recherches en généalogie afin d’en apprendre un peu sur ceux qui l’avaient enfanté. Il s’appelait Zoramanche, un nom recensé dans cinq villes de France. S’étant rendu dans chacune d’elles, c’est à Candelles-sur-Vèbres, un hameau renommé pour ses rémouleurs, qu’il découvrit l’identité de ses parents, Aude et Raphaël, deux agriculteurs qui avaient cultivé du sureau avant de partir sans indiquer à personne où ils s’en allaient. Avec si peu, il frappa à chaque porte, en posant la même question aux habitants. De maison en maison, on lui répondit avec une bienveillance surprise, bien sûr qu’on se souvenait d’eux, ce couple toujours ensemble, sociable dès que le crépuscule arrivait, à trinquer sur la place des Couteliers mais s’éclipsant en journée, affairé sur sa plantation. Une femme au petit visage qui avait été leur voisine le fit entrer chez elle ; et assis dans la cuisine, elle lui montra une photo où ils posaient devant leur champ, une plante à la main et rieurs d’une insouciance qu’il n’avait pas.

Leur jovialité le troubla : si apparentes, leurs dents ; si ostensible, la joie qu’ils affichaient ; étaient-ils beaux tels qu’il aurait voulu ? « Puis-je la garder ? » D’un revers de main, la dame poussa la photo vers lui avant d’ajouter : « Votre père m’a parlé du sien. Dans les Vosges, il avait une scierie qui le faisait bien vivre. Sa femme était potière à Soufflenheim. »

Remontant la trame de son sang, il se rendit en Alsace où des bûcherons lui racontèrent son grand-père : travaillant dès l’âge de onze ans, il avait construit, deux décennies plus tard, un hangar à l’entrée de la forêt de Götteswiller, pour la découpe de pins et d’épicéas. Ils évoquèrent un artisan rigoureux qui au-delà de faire le commerce du bois, croyait à l’âme des arbres ; un mystique clairvoyant sur la comptabilité à tenir et les échéances de paiement. Ils rappelèrent un homme franc et droit, qui se vouait à son métier comme un croyant se consacre à sa religion ; discret sans être taiseux, pudique sans taire ses attendrissements et qui parfois, en fin de journée, après avoir livré une stère, invitait ses amis à souper, auxquels il dévoilait un peu de son enfance.

Bien qu’Aymeric fût dans l’inconfort d’investiguer son passé, l’envie d’y descendre s’accentua. En poursuivant sa quête, il lut dans les archives municipales de Ribeauvillé qu’une dénommée Clara Himmelsberg, une après-midi d’automne plus chaude que celles d’août, à la maternité des Trois Rivières, avait accouché de triplés, dont son grand-père, qu’elle fut le seul à reconnaître en parafant d’un X sur le registre des naissances avant de déposer les deux autres sur le perron d’une crèche avec, glissé dans leur couffin, une image pieuse en bas de laquelle était écrit : « Offrez-leur l’amour que je ne pourrai pas leur donner. »

Aymeric n’apprit pas pourquoi elle avait abandonné ces deux-là et élevé son troisième enfant mais dès qu’elle eut vingt-et-un ans, elle quitta l’Alsace pour la Bretagne, où elle retrouva sa mère, Maëlys, une vendeuse de fleurs qui, les nuits de pleine lune, sur la plage, suppliait les korrigans de semer généreusement pour la prochaine floraison.

Curieux de cette femme dont il ignorait le visage et dont il avait le même sang, il se rendit à Brest. Des recherches qu’il mena à l’Hôtel de Ville et dans plusieurs communes de banlieue, il apprit qu’elle était la fille d’Aline et Ronan, une institutrice et un pêcheur dont les familles respectives s’étaient concertées pour qu’ils fassent connaissance à un fest noz, à Damgan, face à la mer, un soir où on fêtait les constellations. De cette rencontre Aymeric lut quelques impressions : des notes sur un calepin, plusieurs témoignages d’amis qui exhortaient la maîtresse d’école à se lier avec celui qui l’attendait chaque après-midi, à la sortie de ses élèves. Cet arrangement avait réussi.

Remonter plus loin dans son passé empiéta sur le quotidien ; sa compagne, Angela, après plusieurs jours loin d’elle, déplora ses absences répétées. Bien qu’elle comprenne son souhait de connaître ses racines, elle entrevit dans ses allers-retours une hargne qui ne s’essoufflerait pas, voire la promesse de quelque chose de dévorant. Un soir, elle avoua se sentir seule depuis ces dernières semaines : leur couple devenait un désert. Ses confidences arrachèrent Aymeric à lui-même. Renonçant à ses trajets anxieux avant de compulser des registres poussiéreux où il glanait quelques informations sur ses ancêtres, il engagea Patrice Leaucarnot, un généalogiste renommé pour sonder plus profond la terre de ceux auxquels il devait la vie.

Quatre jours après, Leaucarnot revint vers lui : la mère d’Aline n’était pas bretonne : née dans un hameau d’Aubrac où, disait-on, les hivers étaient si glacials que les roches s’en brisaient ; après plusieurs visites nocturnes de son père dans sa chambre, elle avait rué de la maison en hurlant, avec sa culotte pour seul vêtement jusqu’à la grand-place de Nasbinals où elle s’était effondrée en maudissant les familles. Regroupés autour d’elle, les habitants effarés et immobiles, un couple de vieillards avait brisé la foule, l’avait relevée et emmenée chez eux, où ils l’avaient douchée, habillée puis fait prendre un repas.

Peu après, elle fut placée à l’asile des Grandes Lauzes. Les observations psychiatriques du docteur qui la traita rendaient compte d’une dégradation rapide et généralisée de son état : elle fut frappée de démangeaisons aux aisselles et aux pieds, d’hallucinations visuelles, de délires verbaux où elle prétendait qu’un loup l’avait violée ; plusieurs fois, elle vomit son repas avant de le régurgiter. Puis elle cessa de manger, toute nourriture lui paraissant du poison. Face aux infirmiers qui s’efforçant de l’alimenter, l’assirent sur une chaise, attachèrent ses mains et ses jambes avec une corde avant d’introduire un entonnoir dans sa bouche, elle se contracta tant que sa gorge gonfla jusqu’à ne rien laisser passer. En revanche, son appétit s’allumait devant les murs de sa chambre, dont elle léchait le plâtre ; quant à l’hygiène, elle crachait sur son avant-bras et y passait la langue plusieurs fois, comme un chat se nettoie.

Son médecin l’estima cliniquement perdue une après-midi de promenade dans le jardin, lorsqu’il l’aperçut au pied d’un arbre en train de se lacérer le vagin avec une branche. Son séjour dura huit mois : un matin d’automne, après une nuit sans cri, Charlotte fut retrouvée morte sur son lit, ses doigts enfoncés dans les yeux.

Ses parents l’ayant reniée dès son internement, c’est son frère qui se recueillit devant sa dépouille ; n’ayant pas assez d’argent pour l’inhumer dans un cercueil, il pria un ami prêtre de venir à la fosse commune réciter quelques chants d’éternité pour sa sœur avant qu’elle soit jetée dans un trou et recouverte de chaux. Ensuite, il retourna à l’asile où une aide-soignante lui remit, après l’avoir lavé, le linge qu’elle portait. Dès qu’il fut dehors, toucher ses vêtements le ravagea. Serrés dans son poing, il marcha avec les vestiges de celle qu’il avait vu naître et qui si jeune, dévorée de ténèbres, la dernière fois où il l’avait visitée, n’en était, pour tout langage, qu’à roter ou siffler.

Plutôt que de rentrer chez lui où il cohabitait avec son épouse, il se rendit dans un parc où il écrivit à son oncle une lettre sur l’agonie de Charlotte. Dès qu’il la reçut, celui-ci le supplia de brûler les habits de la défunte, pour conjurer que le malheur refrappe. Presque centenaire et veuf depuis près de trente ans, installé dans une cabane où il accueillait ceux qui le consultaient pour ses dons de guérisseur, Pierrick rappela à son neveu que des puissances invisibles régissaient la vie ; tantôt bienveillantes tantôt néfastes, comme celles qui s’étaient acharnées sur Charlotte ; et plutôt que de célébrer les beautés de l’amour fraternel, il l’exhorta à oublier : « Quitte les lieux où vos pas se sont mêlés. Fuis les paysages où tu la retrouverais. Casse les objets qu’elle a touchés puis jette-les et fais de ta mémoire un désert. »

En examinant l’enveloppe, Leaucarnot remarqua qu’elle était cachetée d’un sceau représentant un dragon surplombant un puits. Dans un livre d’héraldique, il apprit que Lésinoir, un hameau situé entre Bruère-Allichamps et Saint-Amand-Montrond portait cet emblème depuis la seconde moitié du Moyen-Âge. Or, dans le registre d’état civil, il repéra le nom de Sormanche, variante simplifiée de Zoramanche. L’omission du a le questionna : était-elle due à une erreur de graphie entre les malles-charrettes qui traversaient la France d’Amiens à Clermont-Ferrand ? Ou venait-elle de lui, impatient à changer de nom suite à un déboire qui l’aurait entaché ?  

Leaucarnot découvrit que Pierrick avait eu deux enfants, des jumeaux mort-nés, enterrés un soir de pluie, dans le cimetière, entre deux sépultures dont la concession n’avait pas été renouvelée. Cette paternité dévastée l’avait mené aux obscurités de la spiritualité. Selon les témoignages de ses voisins, chaque jour, dès la fin de la matinée, il s’asseyait devant leur tombe, ouvrait un livre et se mettait à réciter des sortes de poèmes dans une langue inconnue jusqu’au coucher du soleil.

Recensant les livrets de finances établis par les librairies de quartier, Leaucarnot releva une recrudescence d’achats de guides ésotériques à l’époque où Pierrick vivait son deuil. Bien que sibyllins, leurs titres auguraient d’une adhésion à l’occultisme : Traité de la grande roue, Initiation aux cinq Motifs, Rituels d’observance et d’ablution précédant l’entrée au Temple, Nouvelles convergences de la Rose, Connaissance de l’éther et des Principes Mobiles, Symbolique terrestre et céleste des nécropoles de Haute-Égypte. La liste continuait, de recueils mystiques en pseudo-grimoires de sorcellerie. Lui, ce père ravagé par la mort de ses nourrissons, il avait écourté ses nuits à relire que les fantômes rampent parmi les couloirs de nos songes.

Sa foi mena Leaucarnot à chercher parmi les ouvrages rédigés dans la région, qui prisaient les légendes locales telles que l’adoration au Serpent blanc, le sacrifice des enfants aux dents écartées, la récolte des pissenlits entre minuit et l’aube. En reliant les patronymes de ceux qui y figuraient, il découvrit que Pierrick était le petit-fils d’Albin Soromachel, un disciple de Nostradamus, zélé jusqu’à l’idolâtrie comme en témoignent les dernières lignes de son testament : « Mon maître a vu l’avenir. Écoutez celui qui sait. Ses paroles sont dictées par la main de Dieu. »

Les connaissances qu’il acquit sur le passé de Soromachel l’exaltèrent ; il continua d’enquêter, tissant vite la continuité de trois siècles, en s’étonnant que l’hérédité d’une famille humble soit plus documentée que la plupart des lignées aristocratiques. Comme un explorateur des fonds marins s’enivre de descendre dans la lourde obscurité de l’eau, il voulut les connaître, ces aïeux disséminés sur l’Hexagone, frappés par la démence ou ambitieux dans leur métier, mécontents de leur sédentarité ou scrupuleux à s’ancrer dans un lieu où ils voulaient trouver quiétude. Une fiévreuse bizarrerie les entourait, où il s’enfonça en fouillant chaque archive qui se rattachait à eux.

Lui qui avait étudié des dynasties européennes, des descendances de baronnies ou de duchés, la hargne le prit pour ces gens au-dessus desquels le mystère flottait. Il remonta jusqu’au quatorzième siècle, à un certain Sormitala, dont il ne sut si c’était une femme ou un homme, qui avait fondé une secte professant que le diable vivait sur la lune et que l’Humanité devait construire une échelle en bois de sycomore jusqu’à elle afin de l’y trouver, l’attaquer et le terrasser. Le passé, après, se perdait.

Leaucarnot fixa rendez-vous à Aymeric dans une brasserie où il lui remit un carnet contenant les informations rassemblées sur ses ancêtres. Bien que l’histoire de sa famille l’accaparât plus qu’aucune autre, il lui tarifa son travail moins cher que d’ordinaire.

Son professionnalisme le retint d’avouer que ses origines avaient un je ne sais quoi d’édifiant. Avec leurs cafés, chacun commanda une pâtisserie. La suave lenteur du service les faisant discuter, ils s’entretinrent près d’une heure, dans ce que la proximité a de vif et d’éphémère car ils n’auraient plus à se solliciter.

À la fin de ce moment où se mêlèrent l’empathie et la défiance, Leaucarnot se leva et lui souhaita « bonne chance » ; puis ils se saluèrent dans un sourire silencieux.

Se retrouvant seul face à la succession de courts paragraphes le renseignant sur l’existence brève ou longue, tragique ou solaire, aliénée ou avisée, dévoratrice ou insouciante de ceux qui avaient écrit l’histoire de son sang, Aymeric ressentit d’abord une sorte de prestige sombre puis le malaise l’emporta.

Quelques soirs plus tard, en dînant avec Angela, il lui annonça qu’il ne voudrait, avec elle ni avec aucune femme, dans un mois ou dix ans, devenir père. Lui, l’orphelin qui avait entrepris d’effacer un peu l’ombre sur le visage de ses géniteurs, il lui fit entrevoir en quelques phrases que leur enfant, s’ils en avaient un, il ne saurait pas le rendre heureux…