dimanche 29 avril 2018

Le paradis ?


                                                                                           Pour Françoise Chevey
 
        Alberto Manguel a une bibliothèque d’au moins trente mille livres. Plutôt qu’une succession d’étagères où tant d’ouvrages seraient rangés dans une discipline d’alphabet et de chronologie (les auteurs classés de A à Z, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours), figurez-vous un musée capricieux, trop vaste pour être arpenté seul, trop confiné pour être découvert en groupe. Imaginez ces galeries où les murs ne se voient plus ; où nos yeux se blessent de lire tant de noms d’auteurs et de titres ; où l’inventivité des hommes crible plus qu’elle n’exalte ; où comme un essaim de papier, les œuvres du passé paraissent nous défier depuis l’à-peu-près d’éternité qu’elles ont gagné.

Ce lieu qui célèbre le savoir, la splendeur du langage, la richesse des sciences, la saveur du seul fruit que les hommes savent produire - écrire ; cet endroit qui devrait me sembler la maison des maisons, l’espace conjurant les oublis, il m’oppresse.

Depuis plusieurs années, chez moi, plutôt que d’agrandir ma bibliothèque, je la fais maigrir. Je suis Alberto Manguel à l’envers. Quand cette pulsion s’est-elle amorcée ? Pourrais-je la cocher d’une croix sur le calendrier de ma vie ? Elle ne coïncide pas avec un souvenir ayant ressurgi ni avec une rencontre rare ; elle ne s’enracine nulle part ; aucune philosophie ne l’a fait affleurer en moi. Je sais seulement qu’elle a grandi d’une année l’autre.

 Il y eut d’abord un je ne sais quoi de honteux dans cette envie. Retirer un livre d’une étagère, sortir dans la rue et le poser sur un banc, en le laissant à quiconque voudra le prendre : je me sentis galvaudeur, bousilleur à cette idée. Ces pages lues autrefois, mes mains ne les tourneraient plus ? Mes yeux qui s’y étaient plongés, ils ne voudraient pas, même une fois, les retrouver, comme on se repencherait sur un pan jouissif de son enfance ? De plus, mon père sacralisant la matérialité des livres, je songeais que je l’offenserais s’il me voyait abandonner un bouquin dans un parc ou ailleurs.

Puis le scrupule se dispersa. Ces recueils de poésies qui ne m’accompagnaient pas ; ces récits qui ne résonnaient pas ; ces romans dont je n’avais pas gardé un fétu de leur intrigue en moi, pourquoi continuer de les posséder ? Je m’en défis.

Dès que mes mains furent vides, je ressentis une sorte de ferveur mêlée de détachement. Il y a des livres inutiles, dont la lecture ne laisse rien en nous - moins qu’une brise sur le visage ou la trace d’un vieux chemin ; émotionnellement et intellectuellement rien, pour lesquels les incertitudes de la mémoire augureraient d’une chance. Même pas des trous - car un trou laisse un espace inoccupé et fait parfois venir le regret d’une absence.

Bien qu’enlever des livres de ma bibliothèque m’ait d’abord paru violent, quasi démagogue, négateur des arts et de l’imaginaire, j’entrevis le bienfait d’un tel acte. Ces textes inertes, prévisibles, d’une contemporanéité avide de plaire immédiatement et qui cinq, trois, deux, un an après les avoir lus, m’indifféreraient plus qu’un cageot trempé de pluie ; en les ôtant de mes étagères et en les séparant des livres qui avait éduqué mon cœur, ces livres séismes où je revenais avec faim et humilité,  comme on entrerait à petits pas dans un palais de feu ; ce geste qui quelques minutes auparavant m’avait semblé complaisant à faciliter l’inculture, devint une évidence ; j’avais trié.

Balayer les pages qui ne me méritaient pas ma mémoire : c’est une hygiène précieuse que j’amorçai. Depuis, elle s’est fortifiée et mes étagères s’allègent. L’espacement entre chaque livre grandit ; cette aération me réjouit. Elle fait remonter le souvenir du compilateur que j’ai été entre la moitié de mon adolescence et mes trente ans. Tout ce que j’avais lu, même de manichéen et dans un style pauvre, je l’avais conservé comme un superstitieux s’acharne à abriter, dans une corniche, l’amulette censée lui assurer une vie de discernement et de grandeur. Cette part d’autrefois me renvoie un Gabriel dans lequel je ne me retrouve plus, obstiné d’archiver à moins de vingt ans.

Aujourd’hui, il a disparu comme la brume dans une nuit froide ; et la seule vérité qui frappe en moi est dépouiller encore ma bibliothèque.  

Dès lors qu’elle enfle, celle-ci brise la liberté. Elle compile, compulse, amasse, accumule ; l’ambition de tout contenir ne l’a pas quittée. Les millions d’ouvrages qui la remplissent se tiennent dans un étau qu’elle ne desserre pas. Que pense-t-elle sur la mémoire ? Rien puisqu’elle est la mémoire, millénaire jusqu’à l’aveuglement. De la créativité, l’ardeur, l’ingéniosité, le courage, l’abnégation, la rancune ou la gloire, la poussivité, l’endurance à nuire, le zèle à injurier, la minutie à tramer ; de tout ce que les hommes ont vécu et raconté, elle rassemble leur témoignage comme un confesseur jetterait dans un sac les aveux qui lui ont été faits avant de les déposer sur le seuil d’une maison.

Elle regroupe les sonnets impulsés par l’amour, les cahiers d’astrophysiciens sur la force des vents de Neptune, les contes peuplés d’animaux qui discutent avec préciosité ; les biographies racontant le destin d’un mystique, d’un navigateur, du fondateur d’une ville, de l’inventeur d’un instrument de musique ; mais ces livres contenant tout ce qu’il peut y avoir d’élévateur, ils se mêlent à d’autres qui ne renferment que le pourri de nous : comptes-rendus de massacres, chroniques sur les infanticides commis au siècle d’avant, autobiographies dont la haine suinte à chaque ligne, tentatives de politiques eugénistes, carnets de guerres rédigés dans une prose épique ; opuscules racistes, théorisations sur la supériorité d’un peuple et l’infériorité de tous les autres ; puisque le pire est notre prérogative, il remplit les bibliothèques autant que les œuvres ambitionnant de nous amender ou du moins, de nous décrasser un peu.

Ces textes sans espoir ni bienveillance, que l’aigreur anime à l’amorce ou la fin de chaque phrase ; ces intimités de boue et de frustration, elles me sont si étrangères que je les refuse chez moi. Ce n’est pas une morale religieuse ou un précepte humaniste qui me pousse à les évacuer : au-delà de leur rancœur et des diverses xénophobies qu’elles déversent, elles sont indigentes. L’exécration étant une muse qui s’essouffle vite, à quoi bon s’en encombrer ? Et quel nom faudrait-il donner à cette déférence aveugle pour tout ce qui vient du passé ? Parce que Gobineau, Cuvier, Qutb, Rassinier, Céline ont vécu avant ma naissance, je devrais les considérer avec une espèce d’égard, comme les petits-enfants affichent pour leurs grands-parents un respect qui ne se discute pas ? Face à l’indignation, le temps s’amollirait comme de la tourbe ? Et la bêtise d’hier serait plus digeste que celle d’aujourd’hui ?

Ces livres gonflés de pus, Alberto Manguel les a-t-il accueillis dans sa bibliothèque ? Leur consacre-t-il un emplacement spécifique comme en médecine, les études de tératologie ? Ou les insère-t-ils parmi des auteurs qui, sans idéalisme ni soif d’amasser les faveurs de la foule, ont affirmé que les fiels de toute sorte sont des passions méprisables ?

Qu’elle soit millénaire ou de la veille, la laideur humaine se combat à l’identique ; et plutôt que de lui accorder, ne serait-ce que trois centimètres sur une étagère, je donnerai tout l’espace de ma bibliothèque à ce qui commémore la beauté et la prodigalité de nous.