Cette semaine, en passant devant un
kiosque à journaux, j’ai vu un magazine littéraire qui consacrait sa une à la
bêtise ; et sur la couverture défilaient les écrivains qui avaient dénoncé
celle-ci dans leurs œuvres : Erasme, Molière, Flaubert, etc. La bêtise est un
thème universel et inépuisable. Elle terrifie autant qu’elle amuse. Cependant,
elle est souvent amalgamée. On la confond avec l’ignorance, la lenteur,
l’asocialité ou l’erreur. Quelqu’un qui tarde à répondre à une question passera
vite pour un idiot ; de même, s’il fait un lapsus ou se trompe sur un monument
ou un événement de l’Histoire. En revanche, l’impulsivité, la radicalité, la
fulgurance à répondre et toutes les violences ne s’apparentent pas à la bêtise.
On s’indigne, on s’effraie ou on s’indiffère d’une colère mais on n’en rigole
pas. Ainsi, la lenteur et la bêtise
seraient sœurs. Les hommes symbolisent celle-ci avec des animaux mous,
poussifs, qui rampent et bavent. Avez-vous fait l’éloge des escargots ou des
limaces ? Avons-nous déjà célébré l’âne ? Ces bêtes ont la même réputation
que les hommes qui sourient sans
comprendre.
La bêtise, puisqu’on parle d’elle, se laisse-t-elle circonscrire ? N’est-elle
pas ample et variée, cette sombre passion que tous les hommes blâment ? Si vous
voulez plus que lire ce texte, prenez la plume et répondez à ma question : où
commence la bêtise ? Un seul regard, une seule phrase, un seul geste
suffisent-ils pour décréter : « c’est un crétin » ? Les érudits
jugent vite ; donc, ils préjugent vite. Combien de fois, alors que j’étais dans
une soirée avec des gens de mon âge, qui s’estimaient cultivés parce qu’ils
avaient lu deux trois livres de sociologie, je les ai entendus déclarer que les
Français étaient décérébrés ? Dans leurs voix, le mépris résonnait plus que
mille carillons sonnant midi. Celui qui connaît la littérature et les arts se
sent souvent supérieur aux autres. Cette sensation ne suffit pas ; elle
s’affiche, s’officialise, se dramaturgise. Ah, je tiens quelque chose : la
bêtise, c’est quelque chose qui se proclame, qui n’a pas honte et qui prend la
pose, à l’inverse de ce qu’elle est.
Nous sommes tous lacunaires, hésitants, dogmatiques. Ainsi, nous avons tous
notre part de méconnaissance, de maladresse, d’intempestivité et celui qui se
prétendra toujours intelligent, toujours sagace, sera plus jobard que n’importe
qui. Tant qu’on reste humble, on se tient à l’abri. Oui, l’idiotie est un
orgueil, elle déploie des ailes risibles, elle aspire à l’éden alors qu’elle
pue l’enfer, elle exhibe des fleurs alors qu’elle cache des charognes, elle
profère « je suis fiable » alors qu’elle longe le vide sur une planche qui
grince.
La bêtise qui se tient à l’écart n’est pas de la bêtise. Appelons cela
ignorance, béance, incompréhension, malentendu, lenteur, frayeur, crispation,
préjugé, hostilité ; la bêtise ne surgira que lorsqu’elle se publiera. Elle est
une protubérance. Tant que l’erreur se circonscrit à soi, elle n’a rien de
répréhensible mais dès l’instant où elle plastronne, elle enfle en un je ne
sais quoi de figé et ce je ne sais quoi n’est rien d’autre que la
bêtise.