vendredi 27 décembre 2013

Leçon



Trop de fois d’un korrigan tu t’es effrayé

Ou d’un bosquet qui frémit dans le vent de la nuit.

De ces sursauts qui déployés dans ton sang

Muent en stupeur indépassable, au plus proche

De la peur face au diable (un enfant noyé,

Une poupée balafrée qui se tourne vers toi,

Un vieillard suintant qui gratte à la porte)

Mais le vent n’est que vent et la nuit sans doute

N’est pas plus que l’envers du jour. Nulle éloquence

Dans les croassements à la pleine lune,

Les coups de bec des piverts après l’enterrement,

Les éclairs frappant le premier soir d’hiver,

Les truites échouées au lendemain sur le rivage,

Les commémorations de la guerre.

Nous seuls avons la gorge! A l’univers qui s’étend

Plus que les milliards de bras d’hommes

Nous dressons le majeur, ironisant ce ciel

Qui nous couvre et n’a lucidité de rien.

Oui, je te veux serein, rassuré face à l’air qui tremble,

Inconséquent devant la nuit qui pleut.

Souviens-toi ardemment que les hommes comprennent,

Qu’ils ont saisi le précaire et l’insolence,

La plume en or, à hauteur d’irrévérence

Et persistants à nier les loups-garous, les spectres,

Les revenants mécontents de leur au-delà,

Les esprits violacés qui rampent dans la maison.

Balaie l’horreur vide, amplifiée d’un bois qui travaille,

D’un vent sifflant dans le jardin

(Car siffler, souffler, s’engouffrer sont les lois du vent)

Ou d’une ombre évoquant le diable.

Dis-toi sans cesse ainsi qu’on égrène éternité,

Que notre œil (œil ou coeur) est ample,

Qu’il va plus loin que l’horizon, à fouiller l’infini,

Chercher le plafond du ciel, déceler le circonscrit

Qui réconforterait nos destins, le rivet qui assigne

Un final, un «pas plus» dans sa pureté.

Souviens-toi qu’on est insatisfait, que le réel,

Malgré ses milliers de couleurs, entre anthracite

D’automne avoisiné de givre, orange azimuté

Du crépuscule en plein été, noir du vrai noir d’hiver,

Quand nul homme, ivre ou austère, amusé ou amer,

Nargue la saison du plomb; souviens-toi

Que ta croyance édictée, éduquée, érigée

En pilier intérieur, s’ouvre à cent milliards d’éoles.

Pas de mors à ton âme, aucun commandement,

Aucun professeur qui t’enseigne une indiscutable

Vérité, aucune allégeance aux spirites.

Laisse en toi venir un monde immense, affiliant les souffles

Et les porosités criardes des roches,

Dans ta sobriété de terrien

Qui entend le cri perforateur du réel.

jeudi 3 octobre 2013

Tu en poses, des questions!


Questionner est plus dangereux que répondre. Il y a un je ne sais quoi de polémique dans le questionnement. Quoi qu’on demande, on se met dans la position du chasseur, on part en quête d’une autre âme, avec l’incertitude de ses réponses. S’indignera-t-elle ? Sera-t-elle indifférente ? Ira-t-elle jusqu’à m’ignorer ? Sera-t-elle blessée par les questions que je lui poserai ? On avance à l’aveuglette, face au mystère immense de l’Autre. Ainsi, quand je questionne quelqu’un, je prends des risques. Un courage curieux réside là-dedans, qui me pousse à sonder l’esprit de la personne que j’ai en face de moi. Mais pourquoi cette envie de la connaître ? D’où vient cet instinct de chercheur ? Tout le monde ne questionne pas, il y a des gens discrets, les taiseux, si discrets qu’on finit par oublier leur présence. Ces gens-là, pourquoi restent-ils dans le silence ? Parce qu’ils sont pudiques, me dira-t-on, et qu’ils respectent l’intimité d’autrui. Mais si on y réfléchit de plus près, qu’est-ce que le respect ? Respecte-t-on quelqu’un quand on se tient face à lui, immobile, sans un mot, en attendant qu’il se confie à nous ? Il faut toujours questionner. Quelle que soit la situation et la personne, il n’y a aucune exception à cet impératif humain.

Souvent, on me reproche de poser trop de questions et d’en poser d’intimes. C’est vrai que je questionne beaucoup, j’aime questionner sur tout, l’enfance, la religion, l’amour, la politique et je ne prends pas de gant pour le faire. Suis-je intempestif quand je demande à quelqu’un pour qui il a voté aux dernières élections ? Ai-je tort de lui demander s’il a déjà eu des relations homosexuelles ? Ai-je heurté sa conscience en le questionnant sur sa foi ? A chacune de ces questions je réponds non et je répondrai toujours la même chose car, à mes yeux, questionner quelqu’un est une tendresse. Je cherche à le cerner, le connaître et l’aimer. Dès que les questions se retirent, la violence commence. Pensez aux dictatures : les tyrans écrasent leur peuple ; pas de référendum, c’est-à-dire pas de possibilité pour des millions d’hommes de s’exprimer. Pareil pour les couples et les familles. Deux amants qui ne se parlent plus, un enfant qui a peur de questionner ses parents, un père qui redoute d’interroger son fils : ces silences sont terribles.

Quand j’étais petit, autour de cinq ans, un après-midi de printemps, à la maison, ma mère m’a dit :

- Parle-moi de ta vie intérieure ».

Nous étions dans le salon, assis à la table où on prenait nos repas. Aussi loin que je retourne dans mes souvenirs, j’étais en train de dessiner lorsqu’elle s’est assise à côté de moi. Elle m’a regardé quelques instants, sans dire un mot, avant de me lancer cette phrase. Je l’ai regardée et je lui ai souri. Sa phrase m’a amusé, elle m’a paru mystérieuse et fantasque, comme si ma mère m’invitait à jouer à une énigme heureuse. C’est comme ça que je l’ai vécue et, vingt-cinq ans plus tard, c’est encore comme ça que je la vis. Que lui ai-je répondu ? Je ne m’en souviens pas. Peut-être que je lui ai demandé de m’expliquer sa phrase et, dans mes souvenirs, j’ai l’impression de ne pas l’avoir tout de suite comprise. Mais la voix de Maman résonne en moi comme si elle me la murmurait maintenant, alors que vingt-cinq ans ont passé. Pourtant, bien qu’elle me soit si familière et bien que je l’entende dans ma tête, j’aurais du mal à décrire précisément l’intonation de sa voix au moment où elle m’a demandé :

- Parle-moi de ta vie intérieure ».

La tendresse se mêlait à une espèce de fierté amusée, comme si elle me lançait un défi d’amour. Là, les mots sont pauvres pour raconter, je sens que quelque chose de Maman m’échappe et seul le souvenir me restitue tout d’elle. Comment retranscrire fidèlement sa voix ? Il y avait de l’amour mais cet amour ne ressemblait pas à celui des autres mères. Il était haut. Au-delà de son fils de cinq ans, on aurait dit qu’elle s’adressait à l’homme que je suis devenu. Elle a détaché chaque mot, sans hausser ni baisser la voix. Il n’y avait rien d’autoritaire dans sa voix mais, en même temps, elle voulait que je réponde. Cette volonté, je l’ai lue dans ses yeux, qui me fixaient avec ferveur. Il fallait lui répondre, ce que j’ai fait. Plus tard, au fil des années, elle m’a souvent redemandé de lui parler de ma vie intérieure. Et puis, un jour, à la fin de mon adolescence, c’est moi qui lui ai posé la question.

De Maman, j’ai hérité le plaisir de questionner. Son « parle-moi de ta vie intérieure », je l’ai étendu à d’autres gens. Y a-t-il une question plus importante que celle-là ? Quoi de plus généreux et décisif que cette interrogation ? A votre tour, posez-la, répandez-la, qu’elle devienne une devise universelle. Ne craignez pas les réponses. Cette question ne contient que de l’amour et de l’estime ; si quelqu’un refuse d’y répondre, il se trompera sur vous et sur lui-même. Et si, après vous avoir parlé, il vous retourne la question, vous devrez répondre à votre tour. Quand on questionne, on doit s’attendre à être questionné.

Je ne t’en veux pas


Que pensez-vous de la rancœur ? Je pose la question sur la page mais je souhaiterais tant vous entendre que j’ai la sensation de m’adresser à vous au-delà des mots écrits, comme si le livre faisait plus que d’être livre et se prolongeait en un appel qui vous parviendrait. Et je vous parle parce que j’ai besoin de vous pour ce chapitre. Dites-moi, que savez-vous de la rancœur ? Pas de contresens sur mon interrogation. Ai-je dit que vous étiez rancuniers ? Je ne connais aucun d’entre vous et bien que je vous dise « vous », c’est le vous profond mais imprécis du public qu’on sollicite dans une amitié indistincte, qui est toute sincère mais ténue car que savons-nous l’un de l’autre ? Vous en savez plus sur moi que moi sur vous, c’est pour cela que je vous questionne. Chacun de nous a ses affres, ses trous intérieurs, ses béances insatiables ; chacun de nous les subit plus ou moins, avec complaisance ou courage, dans la volonté de les surmonter ou dans une résignation triste. Mais je radote, tout ce que des centaines de philosophes et des millions d’hommes ont déjà constaté de leurs vies, c’est cette insatisfaction indéracinable, qui les cloue au monde comme des oiseaux englués sur une branche. Et au point que je viens de mettre à ma phrase, c’est une espèce de honte qui m’envahit, comme on rougirait d’une idiotie. Je n’ai rien découvert sur l’homme, je n’ai pas bâti de philosophie, je n’ai même pas pris le temps de méditer sur ce que nous valons et faisons, je n’ai fait que rajouter une pierre au mur. Par chance, je vois dans ce livre un livre humble, où l’improvisation restera ma seule exigence. Je ne me suis pas chargé d’un autre sac sur le dos. Et maintenant, avec vous, aussi près que je peux sentir votre présence de lecteur, j’écrirai sur la rancœur.

Commençons par le sens : qu’est-ce que la rancœur ? Un mécontentement sombre auquel s’amalgame de la jalousie, une jalousie déjà blessée, parfois meurtrie, qui veut sa vengeance. La vengeance a sa lumière, elle réjouit ceux qui ne se déferont pas de leur haine et s’enfonceront dans des souvenirs douloureux et humiliants. Elle a soif. De quoi ? D’un déchaînement de violence, d’une multitude de coups qui soulageront. Mais je me trompe en écrivant au futur car la violence ne garantit rien. Cette plénitude qu’elle pourrait offrir à celui qui se sent outragé, qu’est-elle de plus que la carotte tendue à l’âne pour qu’il avance ? Ce serait un heureux transvasement : on se libérerait de sa douleur en infligeant un coup. Réciprocité tragique et furieuse. Comme le proclame la loi d’Hammourabi, un œil pour un œil. Mais la rancœur ne s'accomplit pas, elle se maintient dans cette soif obscure et coléreuse; si elle passait aux actes, elle deviendrait vengeance à part entière. Au lieu de ça, elle rumine, elle macère dans le pire du cœur, elle se fixe sur une haine hirsute, comme on serrerait contre soi un hérisson, elle se fige en une ardeur négative et envieuse et s’enroule autour d'elle-même, serpent qui se mord parce qu’il cherche sa propre mort. La vengeance éclate mais la rancœur rampe, elle n’a pas son feu d'artifice de violence. Ses frères s’appellent stagnation et enlisement. Ainsi, elle est lâche.
Je hais les gens rancuniers. Ces confidences où jaillissent la violence entretenue comme du sable serré dans le poing, cette envie de vengeance qui ne reflète que le sang me dégoûte. Je crains de paraître glorieux; en disant que je n’ai pas de rancœur, j’ai l'impression de me valoriser. Quoi de plus glorieux que de s'exonérer de cette rage qui persévère? Il y a quelque chose de honteux dans la rancœur. Ceux qui l’entretiennent en eux sont fébriles. La rancœur est une régression. Maintenir en soi la mauvaise flamme du mécontentement, quoi de plus nocif? La douleur s’amplifie lorsqu’on l’enfouit. Un trésor recouvert par cinq mètres de sable ne brille pas; les couronnes en or, les milliers de piécettes, les émeraudes et les rubis qu’il contient, toutes ces richesses qui éblouissent, dès qu’elles sont enterrées, nous poserons le pied dessus sans pressentir qu’elles gisent sous nos pieds. La rancœur a ce je ne sais quoi de terrible qu’elle enfle dans un anonymat hostile. Que dites-vous de gargariser? Oui, la rancœur se gargarise d’être rancœur, elle arrache sa chemise et montre son torse à la foule en criant: "regardez-moi". C'est une haine qui piétine. Pas d’autre mot que macérer, comme la rhubarbe qui trempe toute la nuit dans son sucre. Bien qu’elle se crispe dans un ténébreux secret, elle aspire à une espèce de publicité. Peut-être que j’écris trop vite mais la rancœur est un vice dur à saisir, elle se fortifie dans sa confidentialité aigrie. Si elle éclorait, elle disparaîtrait, elle serait assouvie. Que seras-tu, colère poisseuse, dès lors que tu te seras exaucée? L’homme est un animal inépuisable. Il porte en lui des passions qui tournent comme des cercles, dans le même sens et à l’infini, pour seulement tourner. Surtout, n’exigez rien d’un aigri, ne lui demandez pas de se justifier sur ses détestations, n’essayez pas de le tempérer ou de l’égayer.

lundi 12 août 2013

Ecole, de skole, loisir



            De nos jours, tout le monde va à l'école. C'est un lieu incontournable; la République française oblige tout enfant à suivre une scolarité jusqu'à l'âge de seize ans. On considère que l'école est un lieu salutaire, salvateur, qui pallie les inégalités sociales et les béances familiales. Peut-être que vous vous défiez de moi; j'ignore ce que je vaux en tant qu'être humain et j'écris sans prétendre à l'impartialité. Cependant, j'entame un chapitre sur l'école et je suis professeur. Ainsi, l'école est une sorte d'autre maison; j'en connais les rituels, les failles et les bienfaits, les délitements et les régressions, les audaces et les sursauts, les lenteurs et les crispations, les préjugés et les mansuétudes. Maman et Papa ont enseigné à l'Université; ils ont réussi des concours que je n'ai pas tentés. Les aurai-je réussis? Là n'est pas la question. Le lycée, le collège, le primaire et la maternelle n'ont pas et n'auront jamais le prestige de l'université. De nos jours, le métier d'enseignant fascine autant qu'il répulse. Dès que je dis à des inconnus que je suis professeur, les réactions fusent. C'est un métier qui ne laisse personne indifférent; nous connaissons tous des professeurs. Que nous les ayons en horreur ou en admiration joue peu. Nous avons tous une scolarité. Chaotique ou fluide, paisible ou humiliante, nous avons transité par l'école. C'est un lieu affectif, où nous acquérons autant de connaissances que nous souffrons et rions. Rien de neutre dans cet espace où les enfants se heurtent et s'aiment. Rien de plus étroit, néanmoins. Beaucoup d'adultes évoquent l'école comme une prison nécessaire.

            De nos jours, à quoi ressemble-t-elle? Si vous avez lu ce livre depuis la première page, vous avez anticipé ce que je vais écrire: bien sûr que l'école me paraît sèche; surtout, elle est inégalitaire. Les programmes sont identiques sur tout l'Hexagone. Que votre enfant soit inscrit dans un collège de la Nièvre, des Bouches-du-Rhône ou de Bretagne, il étudiera, avec son professeur, les mêmes programmes. Longtemps, les pédagogues ont cru qu'avec cette loi, les inégalités sociales disparaîtraient ou, du moins, s'estomperaient. Cette loi fut fondée dans un optimisme naïf et corseté; elle a comprimé l'école en un je ne sais quoi de figé. Aujourd'hui, les innovations sont nombreuses mais infimes. Elles consistent en des réajustements qui ne signifient à peu près rien, des pseudo-audaces pédagogiques qui ne donnent aucune liberté aux élèves. Les professeurs s'interrogent rarement sur les murs des écoles. Imaginez des matons qui se questionnent sur la forme des barreaux de prison: faut-il des barreaux torsadés, vrillés mais qui, pas une fois, ne doutent de la prison en soi? Transposez l'analogie aux enseignants et vous saurez ce qui me heurte. L'école est une institution lourde et conservatrice. On lui attribue le mauvais prestige pétrifié de la République.

            Certes, je ne suis pas plus fiable qu'un autre professeur et je m'indigne, peut-être, trop vite; néanmoins, je ne travaille pas dans une institution qui laisse libre. Avec mes élèves, je lis des textes que les autres professeurs n'osent pas évoquer. Je les exhorte à se méfier de ce que je leur enseigne, je leur répète que la littérature n'est pas codifiée ni stéréotypée telle qu'elle est résumée dans leurs manuels de français. Mais en leur disant que les écoles en -isme sont risibles, que les écrivains réalistes sont parfois romantiques, que la poésie en prose est apparue au milieu du dix-huitième siècle, que Mallarmé n'a rien inventé, je les désoriente. Or, il ne faut pas frémir à l'école. Le savoir qui s'y dispense n'a pas de saveur ni d'insolence, il charrie des siècles de conformisme, d'endurcissement, de traditionalisme et d'autoritarisme, de compartimentage; bref, c'est un fossile. Quand j'étais lycéen, ma professeur de français nous a fait étudier Candide, de Voltaire; et plus de quinze après, devenu moi-même professeur, je déplore que des professeurs continuent d'étudier Candide avec leurs élèves. Mais le dix-huitième siècle se résume-t-il à ce conte railleur? Et pourquoi tant d'enseignants font-ils lire ce livre comme si l'ardeur et la vaillance des Lumières se contractait dans ces seules pages? Cette question en amène d'autres. Elargissons: pourquoi un enseignant doit-il dessiner des certitudes dans le cerveau d'un élève? Imaginons que j'entame un cours sur la poésie et qu'avant de proposer à mes élèves un poème, je leur dise qu'elle n'est pas circonscrite aux mots mais qu'elle s'étend à tout, à la forme des nuages, au flair des hérissons, au croisement de jambes d'une femme, etc. De même, si je commençais un cours sur l'histoire de France en leur disant que la France d'aujourd'hui n'est pas la France d'hier et que l'histoire elle-même est une science capricieuse, qui s'édifie dans les préjugés et les empathies contemporains, que retiendraient-ils? Peut-on fonder un apprentissage sur un sol humide?

            Car notre savoir n'est pas de la pierre. C'est ce vertige de l'érudition qui fait douter à mesure qu'on s'instruit. Il va jusqu'à détruire le temps: vous m'affirmez que Goya a vécu il y a deux-cents ans mais je vous garantis qu'il me parle tous les jours et que ces tableaux cognent en moi plus fort que les peintres vivants. De même, vous me dites que Du Bouchet est un poète moderne mais ses textes me paraissent anciens; en revanche, la poésie de Basho, qui vécut trois siècles avant lui, vibre en moi comme une musique douce et proche.  Rien de plus risible que les frises historiques, qui balisent la chronologie creuse de l'avant et de l'après. Vous prétendez que Le Greco a vécu avant Duchamp; moi, je vous réponds que ses toiles m'éblouissent et puisqu'elles m'éblouissent, elles vivent, elles battent comme un cœur, frappent comme un poing et règnent en moi comme des centaines de rois intérieurs. En revanche, les sculptures de Duchamp m'ennuient. L'ennui, c'est une introduction à la mort, un glissement vers le sommeil qui ne répare pas. Greco vit, Duchamp est mort. Donc, Greco est plus jeune que Duchamp. Les registres de l'état civil ne sont que des prétextes; nous voilà inscrits sur le livre de l'administration, afin qu'elle sache d'où vos parents viennent. Idiotie de bureaucratie et contrepoint du grand livre de l'art, le seul qui vaille d'être découvert, appris et restitué.

            Mais en classe, si j'affirmais à mes élèves que le temps de l'art n'est pas le temps des horloges; si je leur montrais que les théories sur la création artistique sont toutes précaires; si, au lieu d'enfermer un écrivain dans un -isme, je leur indiquais qu'il a mêlé les genres et que, par conséquent, il n'appartient à aucun courant ou, plutôt, qu'il appartient à tous; si, au lieu d'étudier avec eux des thèmes imposés, je choisissais mes propres thèmes, en y consacrant autant de temps que je le souhaiterais; si, au lieu de les préparer au baccalauréat, je les ouvrais à l'insouciance de la créativité; si, au lieu d'avoir une posture professionnelle, j'étais strictement personnel et si, au lieu d'évoquer les auteurs qui figurent dans les manuels de leur littérature, je ne leur parlais que de mes goûts et de mes détestations, que retiendraient-ils? Car il faut retenir, à moins que je voie l'école avec mes préjugés. Plus j'enseigne, plus je suis tiraillé. Il y a dix ans, je m'efforçais de dispenser des savoirs, de faire engranger des connaissances aux élèves comme si je m'étais voué à renier Montaigne. Par chance, j'ai vite changé; j'ai compris que les têtes pleines étaient des têtes lourdes et, surtout, que je ne parvenais pas à enseigner ce que je n'avais pas envie d'enseigner.






 


mercredi 19 juin 2013

À ma sœur


  
De tous les murmures de la nuit j’ai gardé
Le tien, ma sœur, le tien, car il est le plus doux
Et celui qui me touche le plus.
Heureux tous les souvenirs de notre enfance:
Quand tu chevauchais ton cheval de pierre à la Carança
Ou que tu jouais avec tes trois poupées
Dont les robes faisaient une vaste corolle.
Mon cœur sur la bouche à l’instant où je t’évoque
Car notre amour est proclamation,
Oui vociféré dans l’incandescence
De nous deux; tu es mon hymne immédiat,
Ma musique ultime et première,
Ma crique absolue, mon suprême refuge.
Tu es l’aînée décisive: auprès de toi,
Tous se font attentifs et obéissants.
Tu dis toujours le baume. A mes ciels d’angoisse
Tu réponds par vigilante providence
Et comme un aveu qui renverse la vie,
Tes mots (flot scrupuleux et souverain) animent
A plus belle conscience. En toi réside
L’amour qui offre autant qu’il exige.
J’écris ce texte afin qu’on sache ta beauté,
Ton silex généreux et le haut croissant de ton rire.
Judith, sœur et miroir pour les sœurs,
Mes mots ne diront pas assez ton cœur d’aube.
Voici poésie sororale mais humble
Face à toi qui perpétues l’affection
Dans une facile et suprême genèse.

vendredi 14 juin 2013

Pour le péril




                                                

Je vais confiant au jour aiguisé de rayons

Et comme on dit familier le soir « à la fraîche »,

J’y vais à la lucide ! Amusé du lucane

Qui court sur ma paume en serrant ses pinces,

Je vais heureux d’instinct à la vie hérissée.

Chuter n’est pas l’envie. C’est un ciel qui me pousse

Vers le ravin ou la forêt criblée de fosses,

C’est un œil souriant qui me ramène à la ruche

Et fait de moi le contemplateur des abeilles,

C’est un lys qui m’ouvre à la pensée des fous,

C’est un chien d’or qui me guide au puits de la Goule

Et c’est un roi couronné de pissenlits

Qui me livre à sa plus jeune armée.

Il faut un cobra dans la maison. Sans doute

La neige est fautive de son blanc

Et l’épure a cinq cents profils effrayants.

L’austérité (écoute, ami de ces pages)

Brandit les boucliers froids du prestige

Mais elle est la carcasse écartelée des peureux.

lundi 6 mai 2013

Dieu au rez-de-chaussée


A Paris, au 77 rue Philippe de Girard, il y a trois portes, peintes en vert, qui marquent une entrée d'immeuble. Qui dit porte dit accès, à moins qu'elle soit murée. Ce sont trois portes basses et sobres, sur lesquelles rien n'est placardé ni affiché. Le plus souvent, lorsqu'on passe devant elles, on continue son chemin car elles n'ont rien de particulier; ce sont trois portes vertes, dépourvues de clinquant et derrière lesquelles on n'entend aucune voix ni aucun son. Trois portes vertes, semblables à des piliers qui provoquent l'indifférence généralisée. Cependant, quand on y revient, on voit parfois des hommes groupés, la plupart habillés en djellaba et qui se déchaussent avant d'en franchir le seuil; et soudain, on découvre que le 77 rue Philippe de Girard est un lieu de culte. C'est le vendredi que les fidèles y sont le plus nombreux; à d'autres jours de la semaine, une porte y est ouverte, qui donne accès aux croyants mais le lieu n'est pas solennel. Il ressemble à une officine où seuls se réunissent ceux qui le connaissent, dans une confidentialité inquiète. A moins de cent mètres, dans la même rue, une salle de culte hindouiste accueille ses croyants. Elle est plus petite mais n'est pas cloisonnée: une vitre permet de voir à l'intérieur.
Ce sont des endroits de piété et de dévotion religieuse; pourtant, ils m'attristent. Qu'importe le Dieu que j'invoque avant de me coucher. Il ne s'agit pas de militer pour une religion ou d'en stigmatiser une autre. Ceux qui, en lisant ce chapitre, penseront que je suis islamophile ou christianophobe, que je glorifie une religion et en pourfends une autre, ne m'auront pas compris. Imaginez ce que j'ai vécu: vous marchez dans une rue qui n'est ni large ni étroite, ni silencieuse ni bruyante, ni sale ni luisante de propreté; néanmoins, vous vous trouvez dans un quartier modeste, où les appartements sont moins chers qu'à Saint-Germain-des-Près et où les cultures se croisent davantage que dans la rue de Passy. Soudain, vous apercevez des hommes qui ôtent leurs chaussures et entrent dans une salle aux murs blancs et au plafond bas. Dans ce lieu où on pénètre par les trois petites portes vertes, des centaines de croyants se retrouvent pour prier leur Dieu. Se satisfont-ils de cette salle au 77 rue Philippe de Girard, Paris 18ème, à cent mètres de la station de métro Marx Dormoy?                                                            
On prie Dieu partout: dans un lieu somptuaire et somptueux, renommé et visité par des millions de touristes ou dans l'intimité d'une chambre, volets et porte fermés. Là encore, je n'écris pas sur la dévotion ni sur les rituels de la piété. En ce début de vingt-et-unième siècle, nous vivons dans la crispation de Dieu. Quand j'avais quinze ans, les adolescents évoquaient autrement leur spiritualité. Rien de brusque ni d'abrupt dans leurs convictions. Ils ne brandissaient pas leur foi et celle de leurs parents comme un sceptre éblouissant; une sorte de pudeur présidait à leur pratique, comme quand on se voue à une passion joyeuse sans la revendiquer (car clamer ses faveurs, publier sa religion, officialiser tout ce qu'on aime et faire savoir tout ce qu'on prise, n'est-ce pas le début de la peur?). Mais ces hommes que j'ai vu franchir le seuil de l'immeuble aux trois portes vertes, que ressentaient-ils? Je me dis que prier Dieu au rez-de-chaussée d'un immeuble qui se confond avec tous les autres immeubles de la rue est triste. Une salle de prières n'est pas un bureau ni un comptoir de bistrot. Pourquoi se réfugient-ils dans cette lande urbaine, aussi confidentielle que fraternelle, aussi respectable qu'insuffisante? Dès lors qu'on prie son Dieu publiquement, il faut un espace suffisamment ample pour lui rendre hommage. Soyons pragmatiques: tendre ses mains vers le ciel, appeler d'une voix émue la lumière qui nous guide, chanter la présence invisible mais si prégnante d'une force supérieure aux hommes; rassembler tant de gens partageant la même croyance, les mêmes règles de vie et les mêmes certitudes de l'éternité; toute cette union de personnes se confinera-t-elle dans un préau recouvert de tapis? Je paraîtrai naïf à tous ceux qui accaparent les origines de la France. Bien que je sois né à Saint-Germain-en-Laye et que j'aie étudié la littérature française, j'ignore les spécificités et les particularismes de l'identité française. Quand, au 77 de la rue Philippe de Girard, je vois des dizaines d'hommes en djellaba, portant une longue barbe et parlant arabe, je ne suis pas choqué. Rien ne me heurte, ne m'offusque en les voyant. Est-ce que je manque de patriotisme? Suis-je bêtement insolent en écrivant que les musulmans du dix-huitième arrondissement ont l'air paisible? En répétant Socrate, Erasme nous a assigné une loi absolue: «je suis citoyen du monde». A l'heure qu'il est (et ceux qui, dans un demi-siècle, liront ces lignes s'amuseront peut-être de ma vigilance) les religions sont des oursins. Celui qui ne s'en désolera pas sera un zélé, un réac, un idiot, un fanatique. La seule chose que je souhaite aux croyants qui prient leur Dieu au 77 rue Philippe de Girard, c'est de trouver un lieu plus décent, plus profus, plus public que cette salle confidentielle. On n'enferme pas Dieu dans une boîte; dès lors, pourquoi les croyants se serreraient-ils dans une pièce à peu près misérable? Je terminerai ce chapitre avec de la naïveté ou, plus précisément, ma naïveté. A l'instant, je songe à une ville où les trois monothéismes cohabitent dans un même rire. Projetons-nous dans cette utopie: vous avez gravi une colline et, parvenus à son sommet, vous contemplez la ville. Dans un même coup d'oeil, vous voyez une mosquée, une synagogue, une église, un temple. Cette diversité vous plait, vous détend, vous réjouit; vous ne contestez aucune de ces flammes. Et ensuite? Que faire de ceux qui assènent des hiérarchies, des dieux plus nobles, plus forts, plus profonds que d'autres? Comment légitimer l'effroi de ceux qui, apeurés des autres transcendances, se demandent combien de dieux existent? Les musulmans qui viennent prier leur Dieu au rez-de-chaussée de l'immeuble situé 77 rue Philippe de Girard méritent un autre lieu, que je ne saurais pas définir en détail; quelque chose de plus que ce hall sans fenêtre, où les seuls initiés ont accès.

samedi 13 avril 2013

La bosse des maths !


                            Si je l'avais croisé dans la rue, je l'aurais trouvé déroutant, presque ridicule avec son ruban autour du cou, ses cheveux mal coiffés et ses yeux qui fixent comme deux billes; il a un air halluciné qui le rend autant inquiétant qu'attendrissant; bref, il est fantasque mais voir ne suffit pas car il pourrait passer pour un idiot. Cet homme-là s'apparente au clochard lunaire, qui erre dans les rues en se parlant à lui-même et en évoquant la société avec une poésie apocalyptique, annonçant le règne des rats ou l'invasion des Neptuniens pour l'année à venir. Mais dès qu'il prend la parole, toute ambiguïté cesse: il parle avec une courtoisie et une clarté qui le rendent immédiatement aimable. Certaines personnes me déplaisent instantanément; à l'inverse, cet homme-là m'a tout de suite paru sympathique. Certes, son apparence amuse. Il s'habille comme les nobles d'il y a cent cinquante ans. Qui ne sourira pas de son décalage? S'il portait des vêtements noirs, il aurait une réputation de sombre ou d'artiste macabre mais sa collerette, pareille à un ruban, est souvent rouge, ce qui lui donne un quelque chose d'enfantin et plaisant. Qui est cet homme? Cédric Villani. Il n'a pas quarante ans et sa renommée n'est pas criarde. Que fait-il? Il cherche. Que cherche-t-il? Je l'ignore. C'est un mathématicien. Moi, à l'école, je me suis très vite essoufflé en mathématiques. D'ailleurs, je m'agace contre ceux qui croient que tous les hommes sont instinctivement doués en maths. Au lycée, j'ai essayé de comprendre le cours de madame Telle, une à peu près trentenaire qui au fil de l'année s'est impatientée contre Nicolas et moi. Estimant que nous méprisions les maths, elle voyait en nous des élèves dolents, qui refusaient de travailler dans la discipline qu'elle enseignait. Pourtant, cette année-là, j'ai bûché en maths; certes, je n'ai travaillé qu'un trimestre au terme duquel j'ai su que je n'excellerais jamais en maths. Ce ne fut pas une résignation. Triompher, c'est trier; par conséquent, je me suis détourné des sciences. Aucune animosité dans cette décision: conscient que les mathématiques me seraient pour toujours étrangères, je m'en éloignais, comme quand on renonce à gravir une montagne. Heureusement, la littérature s'offrait à moi, non pas comme compensation mais comme transcendance.
          Mes parents m'ont élevé dans l'amour des mots et de l'art; par conséquent, je n'eus pas à me repentir. A aucun moment, les mathématiques ne furent un horizon. J'aurais plaisir à savoir comment Wiles a résolu l'équation de Pierre de Fermat; de même, je voudrais comprendre les logarithmes, les équations à cinq inconnues, etc. Mais je ne le peux pas. Qu'on ne me réplique pas: «ce sont tes professeurs qui t'ont écoeuré des maths», «à l'école, tu as reçu des mauvais cours». Madame Telle était une jeune enseignante froide mais elle était compétente; le moindre chiffre qu'elle prononçait en cours me laissait toujours hagard et parfois moqueur mais je ne contestais pas ses qualités de professeur. Le lièvre, ce n'était pas elle mais moi, inapte à comprendre ce qu'elle enseignait. A seize ans, j'avais déjà trop d'amour propre pour avoir honte d'être faible en maths; aujourd'hui, je peux en dire plus. Les médecins recensent une dizaine d'intelligences humaines et, parmi celles-ci, l'intelligence logique. La mienne est infime, autrement dit je n'ai à peu près aucune intelligence logique. Quand je dis cela à des amis, ils sourient et me contredisent par «tu as écrit des poèmes magnifiques», «tu es un vrai écrivain» ou «tu es immensément cultivé». Leurs phrases ne m'ont jamais dédouané de ma nullité en maths. Qu'y puis-je? Face à un énoncé d'algèbre ou de géométrie, je suis impuissant. Qu'on ne se méprenne pas sur ce mot; l'impuissance n'est pas refus ni résignation ni adversité. Je ne peux pas comprendre ce langage, tout comme je ne pourrais pas traduire un texte en coréen ou en tamoul. Une connaissance et une aptitude me manquent. Une connaissance s'acquiert; d'ici l'année prochaine, je pourrais compulser un dictionnaire et apprendre par coeur la prononciation et l'orthographe de milliers de mots swahilis, comme si je remplissais un sac de pépites d'or. Et sachant passer d'une langue à l'autre, je m'exprimerais en swahili. Rien de semblable avec les mathématiques. Celles-ci ne sont pas une langue mais un langage: elles ne traduisent aucune pensée ni aucune idée. En quelque sorte, elles ne reflètent aucune exigence de l'esprit ou de la morale. De là l'impossibilité qu'elles soient un art. Cédric Villani, Mirsha Gromov, Ullam, Penrove n'ont rien créé; puisant dans le réel, ils ont tiré des lois comme on arracherait une racine d'une mare de boue. Si j'étais un rêveur idiot, je stigmatiserais les sciences et la rationalité de leurs théorèmes. 
                  Un jour, j'ai entendu Laurent Terzieff qui disait ignorer son numéro de téléphone; et de déplorer la rigidité des chiffres, en se demandant pourquoi 4 n'était pas 5. Terzieff a parlé et pensé bêtement. D'ailleurs, les artistes qui tirent à boulets rouges contre les sciences m'agacent. Ils voient en elles un réel plat, basique, semblable à une prairie blanche qui assèche l'imaginaire. Je me dédouanerais de ma faiblesse en mathématiques si je les rabaissais, en les assimilant à la glace de l'esprit ou à des reptiles qui scrutent un étang. Au lycée, avec Nicolas, on se moquait des mathématiques. Pendant les cours, je lui disais de regarder le cul de Madame Telle; on étouffait nos rires pendant que les autres élèves écoutaient le cours; Nicolas réfléchissait mieux que moi en maths, il avait des capacités d'abstraction et de logique que je n'avais pas et n'aurai jamais, néanmoins ses notes étaient aussi basses que les miennes. Jamais on n'a raillé Madame Telle; au-delà de nos amusements, on savait que les mathématiques n'avaient rien de méprisable et constituaient, au même titre que la littérature, un domaine du savoir. Quinze ans plus tard, je pense qu'elles sont une science ardente et précieuse. Je me définis comme un anti Terzieff. Rien de plus risible que ces bibliophiles qui dévaluent les sciences. Bien que la quasi-totalité des équations et des signes mathématiques me soient incompréhensibles, je serai leur premier défenseur. De même, je fais l'éloge de Cédric Villani. Ce pas encore quadragénaire refuse qu'on le qualifie de génie; j'ignore s'il est faussement humble ou s'il se contrefout des réputations accolées aux scientifiques. Ce qu'il donne à voir de lui est passionnant et attendrissant. Si Villani débitait d'une voix monocorde, sans se soucier de ce qu'il dit, je le mépriserais mais il parle avec une clarté et une fantaisie plaisantes. On pourrait aisément faire de lui une bête de foire, un matheux exceptionnel qui s'habille comme au dix-huitième siècle, un savant fou; cependant, Villani s'exprime avec une clarté qui abat toutes les réticences. Il évoque les maths avec ferveur, comme on prendrait plaisir à décrire un gâteau à la frangipane. Qu'importe s'il pense plus vite et plus loin que moi; je me réjouis de l'entendre. Réjouir n'est pas admirer. Il y a, dans l'admiration, un consentement qui casse l'entendement; or quand j'écoute Cédric Villani, je m'efforce de le comprendre et je le comprends jusqu'où je peux le comprendre. Très vite, je perds pied. Imaginez que quelqu'un vous parle dans une langue dont vous ne connaissez que quelques substantifs, lorsqu'il se mettra à parler vite et prononcera des mots rares, vous n'entendrez plus que le rythme de son phrasé. Celui de Villani est mélodieux, non pas coulant comme l'eau d'un ruisseau, mais vif et cependant bienveillant.
               N'ayant jamais rencontré Villani, je ne sais pas s'il est humble ou dévoré d'orgueil; toutes les fois où je l'ai écouté, il m'a paru sympathique, dans tout ce que la sympathie a de fantasque et de spontané. D'autres mathématiciens renommés m'indiffèrent: incapable de jauger l'acuité de leurs découvertes, à quoi me rattacher? Au lyrisme, à l'incandescence du mystère, au feu qui brûle dans leurs cerveaux et qui me restera toujours inconnu. Les mathématiques me laissent froid; en revanche, certains mathématiciens m'intriguent. Les exaltés? Non. Andrew Wiles, qui a résolu la conjecture de Fermat après s'être cloîtré pendant près de huit ans, ne m'intéresse pas; à l'inverse, Villani, qui parle des mathématiques comme si elles étaient accessibles à chacun de nous, me remplit d'une haute gaîté. Il fait partie de ces gens qui m'exaltent. Les mathématiques ne sont qu'adventices; les recherches de Villani suscitent en moi une curiosité plaisante, que je ne pourrai et ne voudrai pas transformer en amateurisme des sciences. Quand j'écoute Villani, j'écoute davantage l'homme que le scientifique. Mais il m'exalte aussi parce qu'il est surdoué. Les vulgarisateurs des sciences discourent avec vigueur; cependant, ils retranscrivent le réel à leur mesure, comme un disciple s'agenouille aux pieds de la statue qu'il vénère. Hubert Reeves ou Etienne Klein décrivent l'astrophysique avec talent mais quelque chose leur manque. Pourtant, ils m'ont davantage appris sur l'histoire des sciences, la physique et l'univers que Cédric Villani. A l'instant, une conférence de Klein à la cité des sciences de la Villette me revient en tête; au cours de celle-ci, il a répondu, en à peu près trente minutes, à la question suivante: qu'est-ce que le temps? Ce fut une demi-heure éclairante; Klein a brossé un historique de l'histoire des sciences avec une riche minutie. Si vous me demandiez de citer le roi de la pédagogie, je vous citerais aussitôt son nom. Mais la ferveur est ingrate et je n'attends pas qu'on m'explique tout. Quand Villani détaille ses recherches, il parle de la diffusion des gaz dans une pièce, de l'entropie, de l'équation de Boltzmann, etc. Quoi d'intelligible pour moi? A peu près rien. Néanmoins, ses propos m'enchantent. Qui nous émerveille? Une voix familière, dont nous anticipons les inflexions ou une voix inconnue? Lorca m'éblouit parce que sa poésie me déroute. Quelle est cette abeille qui devient cheval? Qui dort du sommeil des pommes et qui poignarde la lune? Je serais risible si je me mettais à disserter sur l'amour mais je ne suis jamais tombé amoureux de femmes qui me ressemblent. A quoi consent-on? Approuve-t-on lorsqu'on consent? Consent-on à ce qu'on ne comprend pas? Après avoir écouté Villani, je réponds «oui». Si je m'efforçais de philosopher, je décrirais minutieusement les sensations qui m'ont envahi lorsque je l'ai vu sur le grand écran du musée de la Fondation Cartier; il a évoqué ses recherches avec une vivacité amusante. Les gens comme moi, qui ne comprennent à peu près rien au langage mathématique, à quoi peuvent-ils se rattacher lorsqu'ils entendent un homme tel que Villani? Seuls sa ferveur, ses grands yeux ronds, son apparence mêlée d'adolescence et d'aristocratie me lient à lui. Je sais qu'il travaille sur la répartition des gaz; ne m'en demandez pas plus.                   
          Dès le collège, j'ai peiné en mathématiques. A cet âge, j'avais déjà une affinité avec les mots mais je n'étais pas lecteur. Le dictionnaire était mon ami; en revanche, la littérature restait une parente lointaine. Ce n'est qu'au lycée que je suis devenu un littéraire. Dès lors, j'ai appris par coeur des centaines de poèmes et je me suis mis à lire beaucoup de livres, comme quand on commence une collection. Qu'on ne s'illusionne pas sur le «beaucoup». Je lisais environ cinq livres par semaine mais l'endurance m'a manqué. Dès que j'ai commencé à écrire des poèmes, mon plaisir de lire s'est altéré; d'ailleurs (si vous vous désolez de la suite de cette phrase, je m'en excuse mais ayant promis de me confier à vous toujours dans la vérité, quitte à ce qu'elle soit paradoxale jusqu'à l'aberration, voire à la pathologie, je ne cacherai aucune part de moi), lire me fut parfois pénible. Certaines oeuvres, considérées comme des phares de la littérature mondiale, m'ennuyaient tellement qu'en les ouvrant, j'avais une sorte de répulsion et d'agacement. Par exemple, la lecture de La Chartreuse de Parme, des Caves du Vatican, de La Lettre sur les aveugles, Corinne ou l'Italie, des Bonnes m'écoeura. Rien d'excessif dans ce mot: alors que certains livres ont bouleversé ma vie, d'autres m'ont comme brûlé d'ennui.  

mardi 12 mars 2013

Un montagnard


                      

Méran n’avait jamais vu la mer ni Paris ni Toulouse

Mais il savait tous les ciels de Chamonix.

«Il neigera avant midi» ou «éclaircie à l’aube»

Annonçait-il et il n’était jamais contredit.

Son regard était haut. Il ne se détournait pas des hommes,

Il fixait d’instinct les montagnes.

On voyait en Méran un silencieux

Mais il commentait les vents et les nuages

Avec poésie de science.

Ses amis n’étaient pas montagnards. Il menait pas intime

Et malgré l’immensité des jours et des nuits,

Malgré les montagnes qui, crocs d’horizon,

Se dressaient au-dessus de Chamonix,

Il avait affection pour ce vertige sauvage

Comme on caresserait le museau du diable.

Le Tacul, le Mont Maudit, le Mont Blanc

Lui semblaient blanc et doux pèlerinage;

Sur son rocher noir, le refuge des Mulets

Paraissait offrir l’hospitalité des nuages.

Les Jorasses, qui de tous faisaient la frayeur,

Etaient sa verticale merveilleuse,

Son à pic pur et glacial. Méran voyait une mer

Pierreuse et ridée dans le glacier de Chamonix;

Quant à Vallot, il s’attendrissait de ce refuge

Où s’amassaient tous ceux qui avaient renoncé.

Mais de frayeur nulle part. Il étudiait l’orage,

Les crevasses, les éboulis, les avalanches

Qui le laissaient attentif et scrupuleux.

Il savait les intensités de la pluie,

Les stries, les éclairs, les brillances de la neige,

L’obscurcissement du ciel et l’obscurité souterraine

Des trous, l’écoulement mystérieux de l’eau.

Dans cette nature il ne trouvait fureur, péril,

Aventure ni même une contemplation.

Il ne questionnait pas: «pourquoi le Mont Blanc?»

Ce n’était pas son miroir ni sa quête.

Aucun défi de grandeur ou de record

Et il méprisait les drapeaux plantés sur les sommets.

D’ailleurs, il ne gravissait pas: comme une pudeur

Le maintenait loin de ces montagnes

Qui prenaient tout son regard. Craignait-il, en s’approchant,

D’être enfin fasciné? De devenir ambitieux à leurs pieds?

Et s’inventant un destin d’alpiniste,

De ruer à la cime, assoiffé de la surmonter?

Sur les chemins ou autour des lacs,

Il ne saluait ni les randonneurs ni les gardes.

Le hérisson


                                                               

A l’entrée du champ, le hérisson. Farouche

D’y entrer et reniflant l’herbe.

Pressentant présence, il n’avançait;

Ne voyant personne, il s’agitait.

Il dansait (si les hérissons dansent)

Mais sa danse était brusque et sa scène étroite.

Dès qu’il approchait du champ, il reculait.

De là une étrange errance

Qui le faisait tourner autour de quelques herbes

(Avec son museau traçait-il un cercle?)

Or, il s’affairait trop pour se divertir:

La peur animale est sœur des peurs humaines.

A rester hors du champ, il nous ressemblait

Quand nous tardons sur le seuil; et il tournait.

Pour menace un champ, pour refuge une touffe:

On s’abrite aussi dans des lieux infimes.

Mais il était dehors où seuls les morts se figent.

A petits flairs, le hérisson s’approcha

Et soudain, il fut dans le champ.

Le jour grandissait. Le ciel brillait d’un éclat

Qui annonçait un après-midi de canicule

(Introduction au soleil terrible).

Dans cette clarté, le champ était un à peu près de clairière,

Passage entre la forêt profonde et un chemin

Que les randonneurs prenaient pour monter au col.

Le hérisson venait de la forêt. Pas de meilleur lieu

Pour la nuit où, sur un lit de mousse, il avait dormi

D’un vif sommeil qui l’avait fait rêver.

Mais ce matin, après la peur, il flairait dans le champ

Eclairé d’un soleil dont la lumière

Semblait mêlée à une eau de glacier.

Il ne tournait plus, il avançait. Rond, compact et court,

Il avait affinité avec l’humus:

Les hérissons sont enfants farouches

De la terre; à l’opposé, les corbeaux qui atteignent

Le Mont Blanc; et tant de faune à l’entre-deux.

Il arriva au milieu du champ et dans un creux

Où la rosée (douce et fine pluie du silence)

Etait tombée, il se délecta.

Il n’avait pas soif mais il but heureux

Et ses noirs petits yeux ronds brillèrent.

A cet instant, venant de la route et entrant dans le champ,
 
Un tracteur l’écrasa.





vendredi 1 février 2013

Au bon vieux temps



« C’était mieux avant » : voici la phrase la plus idiote. De toutes les conneries que j’ai entendues, aucune ne résonne avec un tel éclat. Ne vous étonnez pas, la bêtise a son flamboiement. Montaigne en a beaucoup parlé, Molière s’en est amusé, Flaubert en a fait la charpente de toute son œuvre : avec elle, les écrivains ont trouvé un filon inépuisable. Elle se thésaurise mieux que de l’argent. Au fil du temps, les expressions idiotes se chargent d’une espèce d’onctuosité rieuse, comme on revernit un vieux meuble. Et parmi celles-ci, il y a le « c’était mieux avant ». D’ordinaire, je ne traque pas la bêtise. Mes réflexions, mes goûts sont parfois risibles, j’aime des choses que les gens qualifient d’indignes ou d’enfantines. Par conséquent, je ne me sens pas le suprême juge de l’intelligence, à l’exception de cette phrase qui me remplit de colère : « c’était mieux avant ». Pas d’ineptie plus évidente. Que veulent dire ces quatre mots ? Le passé serait donc meilleur que le présent ? Tout ce qui se trouve derrière nous l’emporterait sur ce qui survient aujourd’hui ? Qui dit cela ? Le plus souvent, les sexagénaires, les quinquagénaires, les quadragénaires, c’est-à-dire ceux qui ont l’expérience de la vie. Ils parlent avec regret de leur jeunesse. De leur temps, prétendent-ils, les valeurs étaient respectées : les mariages duraient jusqu’à la mort, les enfants respectaient leurs parents et les élèves craignaient leurs professeurs, les jeunes filles s’habillaient décemment et les hommes tenaient la porte aux femmes. De plus, les gens s’entraidaient, les voisins étaient aussi des amis et on ne méprisait pas les vieillards. La vie était moins chère, on mangeait de la viande fraîche. Que de nostalgie dans leurs souvenirs ! Que de tristesse que les villes et les coutumes aient changé : « C’était le bon vieux temps ». Les médecins étudient les gênes de l’être humain, peut-être que, dans quelques années, ils découvriront le gêne de la nostalgie. Je doute que le regret du passé soit inscrit dans notre corps car, en même temps que ceux qui évoquent leur jeunesse comme un lointain âge d’or, il y en a qui ne regrettent rien. Personne n’est condamné à débiter : « C’était mieux avant ». Ce travers a toujours existé. L’homme est un animal qui déplore. Tous les jours, j’entends dire que les enfants ne savent plus écrire, qu’ils n’ont plus de respect pour leurs parents, qu’ils dorment longtemps, qu’ils s’habillent mal. J’entends ce reproche partout, dans la bouche des femmes et des hommes : qu’ils aient soixante-dix ou trente ans, ils estiment que la société se délite, que la morale est en berne et que la violence s’accroît. Les convaincre du contraire est une mission difficile, ils sont attelés à leurs certitudes comme la mousse se fixe à la roche. Quoiqu’on leur dise, en dépit de tous les contre exemples que vous leur apporterez, ils garderont leur pessimisme :

- C’était mieux avant.»

Il y a quelques années, cette phrase me faisait sourire; aujourd’hui, elle m’insupporte. Dès que quelqu’un m’exprime son regret du passé, je le contredis. J’ai perdu toute patience à écouter des gens qui se lamentent sur l’évolution du monde. Un jour, au printemps, alors que j’étais assis sur un banc, dans un parc situé près de chez moi, un homme s’assoit à côté de moi. Il faisait dans les quatre vingt ans. Ses cheveux étaient blancs, son visage large et vif, avec des yeux qui s’étonnaient. Lorsqu’il me vit, une douce stupeur brilla dans son regard puis il vint jusqu’à mon banc. On s’est salué puis il a commencé à parler :

- Il fait chaud, aujourd’hui.»

Je lui ai souri et, aussitôt, il a évoqué les printemps de son enfance :

- Quand j’avais votre âge, on avait de vraies saisons. Maintenant, le temps est déréglé. En hiver, il ne neige plus. Et en juin, il tombe de ces pluies comme il n’y en avait pas dans les pires mois de novembre ».

Il s’est mis à regretter. Après les saisons, il a parlé des hommes :

- A mon époque, on vivait tranquillement. Quand je sortais de chez moi, je laissais la porte ouverte. Parfois, je partais pendant des heures et, quand je revenais, rien n’avait disparu. Il n’y avait pas de voleurs. Aujourd’hui, on n’est plus en sécurité.»

Ensuite, ce fut l’enfance :

- Nous, pendant la guerre, on a connu la faim qui brûle le ventre. La privation, je sais ce que c’est. Les jeunes d’aujourd’hui se plaignent sans cesse, leurs parents leur livrent tout sur un plateau d’argent. Ils ne savent plus la valeur des choses. Mon petit-fils se comporte comme un enfant pourri gâté. Chaque semaine, il réclame des nouveaux jouets. Sa chambre en est tellement remplie qu’on ne peut pas marcher sans heurter quelque chose. Résultat, il ne joue avec aucun. Moi, j’inventais des jeux. Un jour, sous des ruines, j’ai trouvé une boîte de cirage. Je l’ai percée avec un canif et, dans le trou, j’ai glissé du gros fil puis je l’ai noué et, comme ça, je pouvais faire rouler ma boîte. Je me suis bien amusé avec, je l’emmenais partout. Ce fut ma première voiture.»

Son récit m’a ému. Mais après avoir raconté son enfance, il est revenu sur les enfants d’aujourd’hui :

- Ils crient comme des singes. De chez moi, je les entends quand ils passent dans la rue. J’habite au cinquième étage et, pourtant, leurs voix montent jusqu’ici. Si leurs parents savaient les tenir, ça se passerait mieux. Mais aujourd’hui, il n’y a plus d’autorité. La famille, l’école, la police, elles ont baissé les bras.»

C’est à cet instant que j’ai perdu patience. Ses propos n’étaient pas faux mais ils m’ont déplu. Surtout, ils m’ont paru étranges. Je lui ai demandé :

- Regrettez-vous votre époque ? »

Il m’a répondu :

- Nous étions solidaires. Aujourd’hui, chacun vit pour soi.

- Donc, vous étiez plus heureux quand il y avait la guerre ? »

Il m’a regardé avec stupeur puis, dans un bredouillement :

- Non, bien sûr ».

Puis il s’est levé et s’en est allé, en me saluant d’un hochement de tête.

Cette rencontre m’a troublé. Qu’on sache plus de choses à cinquante ans qu’à vingt, rien de moins sûr. Méprisez ceux qui vous assènent : « C’était mieux avant ». D’une part, parce que cet « avant » désigne tout et rien, comme si le passé était une plaine infinie. De quel passé parlent-ils, ces nostalgiques ? De 1960, 1950, 1940, 1930, 1920, 1910 ? Du dix-neuvième siècle ? De l’époque de leurs arrière grands parents ? Dans leurs bouches, « avant » n’est qu’une brume. Et d’autre part car le «mieux » est aussi creux qu’un moule à gâteau. Qu’est-ce qui était mieux ? La vie ? La mort ? Mourait-on mieux en 1931 ? Aimait-on plus en 1937 ? Naissait-on mieux en 1898 ? Réfléchissait-on davantage en 1979 ? Les traditions n’étaient pas les mêmes, voilà tout. De la même façon qu’on change de vêtements selon les saisons, on vit à d’autres rythmes, avec d’autres préférences et d’autres aversions. Mais les cœurs n’étaient pas plus heureux.