Pour Françoise Chevey
Alberto
Manguel a une bibliothèque d’au moins trente mille livres. Plutôt qu’une
succession d’étagères où tant d’ouvrages seraient rangés dans une discipline
d’alphabet et de chronologie (les auteurs classés de A à Z, depuis l’Antiquité
jusqu’à nos jours), figurez-vous un musée capricieux, trop vaste pour être arpenté
seul, trop confiné pour être découvert en groupe. Imaginez ces galeries où les
murs ne se voient plus ; où nos yeux se blessent de lire tant de noms
d’auteurs et de titres ; où l’inventivité des hommes crible plus qu’elle
n’exalte ; où comme un essaim de papier, les œuvres du passé paraissent
nous défier depuis l’à-peu-près d’éternité qu’elles ont gagné.
Ce
lieu qui célèbre le savoir, la splendeur du langage, la richesse des sciences,
la saveur du seul fruit que les hommes savent produire - écrire ; cet
endroit qui devrait me sembler la maison des maisons, l’espace conjurant les
oublis, il m’oppresse.
Depuis
plusieurs années, chez moi, plutôt que d’agrandir ma bibliothèque, je la fais
maigrir. Je suis Alberto Manguel à l’envers. Quand cette pulsion s’est-elle
amorcée ? Pourrais-je la cocher d’une croix sur le calendrier de ma
vie ? Elle ne coïncide pas avec un souvenir ayant ressurgi ni avec une
rencontre rare ; elle ne s’enracine nulle part ; aucune philosophie ne
l’a fait affleurer en moi. Je sais seulement qu’elle a grandi d’une année
l’autre.
Il y eut d’abord un je ne sais quoi de honteux
dans cette envie. Retirer un livre d’une étagère, sortir dans la rue et le
poser sur un banc, en le laissant à quiconque voudra le prendre : je me
sentis galvaudeur, bousilleur à cette idée. Ces pages lues autrefois, mes mains
ne les tourneraient plus ? Mes yeux qui s’y étaient plongés, ils ne
voudraient pas, même une fois, les retrouver, comme on se repencherait sur un
pan jouissif de son enfance ? De plus, mon père sacralisant la matérialité
des livres, je songeais que je l’offenserais s’il me voyait abandonner un
bouquin dans un parc ou ailleurs.
Puis
le scrupule se dispersa. Ces recueils de poésies qui ne m’accompagnaient
pas ; ces récits qui ne résonnaient pas ; ces romans dont je n’avais
pas gardé un fétu de leur intrigue en moi, pourquoi continuer de les posséder ?
Je m’en défis.
Dès
que mes mains furent vides, je ressentis une sorte de ferveur mêlée de
détachement. Il y a des livres inutiles, dont la lecture ne laisse rien en nous
- moins qu’une brise sur le visage ou la trace d’un vieux chemin ; émotionnellement
et intellectuellement rien, pour lesquels les incertitudes de la mémoire
augureraient d’une chance. Même pas des trous - car un trou laisse un espace
inoccupé et fait parfois venir le regret d’une absence.
Bien
qu’enlever des livres de ma bibliothèque m’ait d’abord paru violent, quasi
démagogue, négateur des arts et de l’imaginaire, j’entrevis le bienfait d’un
tel acte. Ces textes inertes, prévisibles, d’une contemporanéité avide de
plaire immédiatement et qui cinq, trois, deux, un an après les avoir lus, m’indifféreraient
plus qu’un cageot trempé de pluie ; en les ôtant de mes étagères et en les
séparant des livres qui avait éduqué mon cœur, ces livres séismes où je
revenais avec faim et humilité, comme on
entrerait à petits pas dans un palais de feu ; ce geste qui quelques
minutes auparavant m’avait semblé complaisant à faciliter l’inculture, devint
une évidence ; j’avais trié.
Balayer
les pages qui ne me méritaient pas ma mémoire : c’est une hygiène précieuse
que j’amorçai. Depuis, elle s’est fortifiée et mes étagères s’allègent. L’espacement
entre chaque livre grandit ; cette aération me réjouit. Elle fait remonter
le souvenir du compilateur que j’ai été entre la moitié de mon adolescence et
mes trente ans. Tout ce que j’avais lu, même de manichéen et dans un style
pauvre, je l’avais conservé comme un superstitieux s’acharne à abriter, dans
une corniche, l’amulette censée lui assurer une vie de discernement et de grandeur.
Cette part d’autrefois me renvoie un Gabriel dans lequel je ne me retrouve plus,
obstiné d’archiver à moins de vingt ans.
Aujourd’hui,
il a disparu comme la brume dans une nuit froide ; et la seule vérité qui
frappe en moi est dépouiller encore ma bibliothèque.
Dès
lors qu’elle enfle, celle-ci brise la liberté. Elle compile, compulse, amasse,
accumule ; l’ambition de tout contenir ne l’a pas quittée. Les millions
d’ouvrages qui la remplissent se tiennent dans un étau qu’elle ne desserre pas.
Que pense-t-elle sur la mémoire ? Rien puisqu’elle est la mémoire, millénaire
jusqu’à l’aveuglement. De la créativité, l’ardeur, l’ingéniosité, le courage,
l’abnégation, la rancune ou la gloire, la poussivité, l’endurance à nuire, le
zèle à injurier, la minutie à tramer ; de tout ce que les hommes ont vécu
et raconté, elle rassemble leur témoignage comme un confesseur jetterait dans
un sac les aveux qui lui ont été faits avant de les déposer sur le seuil d’une
maison.
Elle
regroupe les sonnets impulsés par l’amour, les cahiers d’astrophysiciens sur la
force des vents de Neptune, les contes peuplés d’animaux qui discutent avec
préciosité ; les biographies racontant le destin d’un mystique, d’un
navigateur, du fondateur d’une ville, de l’inventeur d’un instrument de
musique ; mais ces livres contenant tout ce qu’il peut y avoir
d’élévateur, ils se mêlent à d’autres qui ne renferment que le pourri de
nous : comptes-rendus de massacres, chroniques sur les infanticides commis
au siècle d’avant, autobiographies dont la haine suinte à chaque ligne,
tentatives de politiques eugénistes, carnets de guerres rédigés dans une prose épique ;
opuscules racistes, théorisations sur la supériorité d’un peuple et
l’infériorité de tous les autres ; puisque le pire est notre prérogative,
il remplit les bibliothèques autant que les œuvres ambitionnant de nous amender
ou du moins, de nous décrasser un peu.
Ces
textes sans espoir ni bienveillance, que l’aigreur anime à l’amorce ou la fin
de chaque phrase ; ces intimités de boue et de frustration, elles me sont si
étrangères que je les refuse chez moi. Ce n’est pas une morale religieuse ou un
précepte humaniste qui me pousse à les évacuer : au-delà de leur rancœur et
des diverses xénophobies qu’elles déversent, elles sont indigentes. L’exécration
étant une muse qui s’essouffle vite, à quoi bon s’en encombrer ? Et quel
nom faudrait-il donner à cette déférence aveugle pour tout ce qui vient du
passé ? Parce que Gobineau, Cuvier, Qutb, Rassinier, Céline ont vécu avant
ma naissance, je devrais les considérer avec une espèce d’égard, comme les
petits-enfants affichent pour leurs grands-parents un respect qui ne se discute
pas ? Face à l’indignation, le temps s’amollirait comme de la
tourbe ? Et la bêtise d’hier serait plus digeste que celle d’aujourd’hui ?
Ces
livres gonflés de pus, Alberto Manguel les a-t-il accueillis dans sa
bibliothèque ? Leur consacre-t-il un emplacement spécifique comme en
médecine, les études de tératologie ? Ou les insère-t-ils parmi des
auteurs qui, sans idéalisme ni soif d’amasser les faveurs de la foule, ont
affirmé que les fiels de toute sorte sont des passions méprisables ?
Qu’elle
soit millénaire ou de la veille, la laideur humaine se combat à
l’identique ; et plutôt que de lui accorder, ne serait-ce que trois
centimètres sur une étagère, je donnerai tout l’espace de ma bibliothèque à ce
qui commémore la beauté et la prodigalité de nous.