Si je l'avais croisé dans la rue, je
l'aurais trouvé déroutant, presque ridicule avec son ruban autour du cou, ses
cheveux mal coiffés et ses yeux qui fixent comme deux billes; il a un air
halluciné qui le rend autant inquiétant qu'attendrissant; bref, il est
fantasque mais voir ne suffit pas car il pourrait passer pour un idiot. Cet
homme-là s'apparente au clochard lunaire, qui erre dans les rues en se parlant
à lui-même et en évoquant la société avec une poésie apocalyptique, annonçant
le règne des rats ou l'invasion des Neptuniens pour l'année à venir. Mais dès
qu'il prend la parole, toute ambiguïté cesse: il parle avec une courtoisie et
une clarté qui le rendent immédiatement aimable. Certaines personnes me
déplaisent instantanément; à l'inverse, cet homme-là m'a tout de suite paru
sympathique. Certes, son apparence amuse. Il s'habille comme les nobles d'il y
a cent cinquante ans. Qui ne sourira pas de son décalage? S'il portait des
vêtements noirs, il aurait une réputation de sombre ou d'artiste macabre mais
sa collerette, pareille à un ruban, est souvent rouge, ce qui lui donne un
quelque chose d'enfantin et plaisant. Qui est cet homme? Cédric Villani. Il n'a
pas quarante ans et sa renommée n'est pas criarde. Que fait-il? Il cherche. Que
cherche-t-il? Je l'ignore. C'est un mathématicien. Moi, à l'école, je me suis
très vite essoufflé en mathématiques. D'ailleurs, je m'agace contre ceux qui
croient que tous les hommes sont instinctivement doués en maths. Au lycée, j'ai
essayé de comprendre le cours de madame Telle, une à peu près trentenaire qui
au fil de l'année s'est impatientée contre Nicolas et moi. Estimant que nous
méprisions les maths, elle voyait en nous des élèves dolents, qui refusaient de
travailler dans la discipline qu'elle enseignait. Pourtant, cette année-là,
j'ai bûché en maths; certes, je n'ai travaillé qu'un trimestre au terme duquel
j'ai su que je n'excellerais jamais en maths. Ce ne fut pas une résignation.
Triompher, c'est trier; par conséquent, je me suis détourné des sciences.
Aucune animosité dans cette décision: conscient que les mathématiques me
seraient pour toujours étrangères, je m'en éloignais, comme quand on renonce à
gravir une montagne. Heureusement, la littérature s'offrait à moi, non pas
comme compensation mais comme transcendance.
Mes
parents m'ont élevé dans l'amour des mots et de l'art; par conséquent, je n'eus
pas à me repentir. A aucun moment, les mathématiques ne furent un horizon.
J'aurais plaisir à savoir comment Wiles a résolu l'équation de Pierre de Fermat;
de même, je voudrais comprendre les logarithmes, les équations à cinq
inconnues, etc. Mais je ne le peux pas. Qu'on ne me réplique pas: «ce sont tes
professeurs qui t'ont écoeuré des maths», «à l'école, tu as reçu des mauvais
cours». Madame Telle était une jeune enseignante froide mais elle était
compétente; le moindre chiffre qu'elle prononçait en cours me laissait toujours
hagard et parfois moqueur mais je ne contestais pas ses qualités de professeur.
Le lièvre, ce n'était pas elle mais moi, inapte à comprendre ce qu'elle
enseignait. A seize ans, j'avais déjà trop d'amour propre pour avoir honte
d'être faible en maths; aujourd'hui, je peux en dire plus. Les médecins
recensent une dizaine d'intelligences humaines et, parmi celles-ci,
l'intelligence logique. La mienne est infime, autrement dit je n'ai à peu près
aucune intelligence logique. Quand je dis cela à des amis, ils sourient et me
contredisent par «tu as écrit des poèmes magnifiques», «tu es un vrai écrivain»
ou «tu es immensément cultivé». Leurs phrases ne m'ont jamais dédouané de ma
nullité en maths. Qu'y puis-je? Face à un énoncé d'algèbre ou de géométrie, je
suis impuissant. Qu'on ne se méprenne pas sur ce mot; l'impuissance n'est pas
refus ni résignation ni adversité. Je ne peux pas comprendre ce langage, tout
comme je ne pourrais pas traduire un texte en coréen ou en tamoul. Une
connaissance et une aptitude me manquent. Une connaissance s'acquiert; d'ici
l'année prochaine, je pourrais compulser un dictionnaire et apprendre par coeur
la prononciation et l'orthographe de milliers de mots swahilis, comme si je
remplissais un sac de pépites d'or. Et sachant passer d'une langue à l'autre,
je m'exprimerais en swahili. Rien de semblable avec les mathématiques.
Celles-ci ne sont pas une langue mais un langage: elles ne traduisent aucune
pensée ni aucune idée. En quelque sorte, elles ne reflètent aucune exigence de
l'esprit ou de la morale. De là l'impossibilité qu'elles soient un art. Cédric
Villani, Mirsha Gromov, Ullam, Penrove n'ont rien créé; puisant dans le réel,
ils ont tiré des lois comme on arracherait une racine d'une mare de boue. Si
j'étais un rêveur idiot, je stigmatiserais les sciences et la rationalité de
leurs théorèmes.
Un jour, j'ai entendu Laurent
Terzieff qui disait ignorer son numéro de téléphone; et de déplorer la rigidité
des chiffres, en se demandant pourquoi 4 n'était pas 5. Terzieff a parlé et
pensé bêtement. D'ailleurs, les artistes qui tirent à boulets rouges contre les
sciences m'agacent. Ils voient en elles un réel plat, basique, semblable à une
prairie blanche qui assèche l'imaginaire. Je me dédouanerais de ma faiblesse en
mathématiques si je les rabaissais, en les assimilant à la glace de l'esprit ou
à des reptiles qui scrutent un étang. Au lycée, avec Nicolas, on se moquait des
mathématiques. Pendant les cours, je lui disais de regarder le cul de Madame
Telle; on étouffait nos rires pendant que les autres élèves écoutaient le
cours; Nicolas réfléchissait mieux que moi en maths, il avait des capacités
d'abstraction et de logique que je n'avais pas et n'aurai jamais, néanmoins ses
notes étaient aussi basses que les miennes. Jamais on n'a raillé Madame Telle;
au-delà de nos amusements, on savait que les mathématiques n'avaient rien de
méprisable et constituaient, au même titre que la littérature, un domaine du
savoir. Quinze ans plus tard, je pense qu'elles sont une science ardente et
précieuse. Je me définis comme un anti Terzieff. Rien de plus risible que ces
bibliophiles qui dévaluent les sciences. Bien que la quasi-totalité des
équations et des signes mathématiques me soient incompréhensibles, je serai
leur premier défenseur. De même, je fais l'éloge de Cédric Villani. Ce pas
encore quadragénaire refuse qu'on le qualifie de génie; j'ignore s'il est
faussement humble ou s'il se contrefout des réputations accolées aux
scientifiques. Ce qu'il donne à voir de lui est passionnant et attendrissant.
Si Villani débitait d'une voix monocorde, sans se soucier de ce qu'il dit, je
le mépriserais mais il parle avec une clarté et une fantaisie plaisantes. On
pourrait aisément faire de lui une bête de foire, un matheux exceptionnel qui
s'habille comme au dix-huitième siècle, un savant fou; cependant, Villani
s'exprime avec une clarté qui abat toutes les réticences. Il évoque les maths
avec ferveur, comme on prendrait plaisir à décrire un gâteau à la frangipane.
Qu'importe s'il pense plus vite et plus loin que moi; je me réjouis de
l'entendre. Réjouir n'est pas admirer. Il y a, dans l'admiration, un
consentement qui casse l'entendement; or quand j'écoute Cédric Villani, je
m'efforce de le comprendre et je le comprends jusqu'où je peux le comprendre.
Très vite, je perds pied. Imaginez que quelqu'un vous parle dans une langue
dont vous ne connaissez que quelques substantifs, lorsqu'il se mettra à parler
vite et prononcera des mots rares, vous n'entendrez plus que le rythme de son
phrasé. Celui de Villani est mélodieux, non pas coulant comme l'eau d'un
ruisseau, mais vif et cependant bienveillant.
N'ayant
jamais rencontré Villani, je ne sais pas s'il est humble ou dévoré d'orgueil;
toutes les fois où je l'ai écouté, il m'a paru sympathique, dans tout ce que la
sympathie a de fantasque et de spontané. D'autres mathématiciens renommés
m'indiffèrent: incapable de jauger l'acuité de leurs découvertes, à quoi me
rattacher? Au lyrisme, à l'incandescence du mystère, au feu qui brûle dans
leurs cerveaux et qui me restera toujours inconnu. Les mathématiques me
laissent froid; en revanche, certains mathématiciens m'intriguent. Les exaltés?
Non. Andrew Wiles, qui a résolu la conjecture de Fermat après s'être cloîtré
pendant près de huit ans, ne m'intéresse pas; à l'inverse, Villani, qui parle
des mathématiques comme si elles étaient accessibles à chacun de nous, me
remplit d'une haute gaîté. Il fait partie de ces gens qui m'exaltent. Les
mathématiques ne sont qu'adventices; les recherches de Villani suscitent en moi
une curiosité plaisante, que je ne pourrai et ne voudrai pas transformer en
amateurisme des sciences. Quand j'écoute Villani, j'écoute davantage l'homme
que le scientifique. Mais il m'exalte aussi parce qu'il est surdoué. Les
vulgarisateurs des sciences discourent avec vigueur; cependant, ils
retranscrivent le réel à leur mesure, comme un disciple s'agenouille aux pieds
de la statue qu'il vénère. Hubert Reeves ou Etienne Klein décrivent
l'astrophysique avec talent mais quelque chose leur manque. Pourtant, ils m'ont
davantage appris sur l'histoire des sciences, la physique et l'univers que
Cédric Villani. A l'instant, une conférence de Klein à la cité des sciences de
la Villette me revient en tête; au cours de celle-ci, il a répondu, en à peu
près trente minutes, à la question suivante: qu'est-ce que le temps? Ce fut une
demi-heure éclairante; Klein a brossé un historique de l'histoire des sciences
avec une riche minutie. Si vous me demandiez de citer le roi de la pédagogie,
je vous citerais aussitôt son nom. Mais la ferveur est ingrate et je n'attends
pas qu'on m'explique tout. Quand Villani détaille ses recherches, il parle de
la diffusion des gaz dans une pièce, de l'entropie, de l'équation de Boltzmann,
etc. Quoi d'intelligible pour moi? A peu près rien. Néanmoins, ses propos
m'enchantent. Qui nous émerveille? Une voix familière, dont nous anticipons les
inflexions ou une voix inconnue? Lorca m'éblouit parce que sa poésie me
déroute. Quelle est cette abeille qui devient cheval? Qui dort du sommeil des
pommes et qui poignarde la lune? Je serais risible si je me mettais à disserter
sur l'amour mais je ne suis jamais tombé amoureux de femmes qui me ressemblent.
A quoi consent-on? Approuve-t-on lorsqu'on consent? Consent-on à ce qu'on ne
comprend pas? Après avoir écouté Villani, je réponds «oui». Si je m'efforçais
de philosopher, je décrirais minutieusement les sensations qui m'ont envahi
lorsque je l'ai vu sur le grand écran du musée de la Fondation Cartier; il a
évoqué ses recherches avec une vivacité amusante. Les gens comme moi, qui ne
comprennent à peu près rien au langage mathématique, à quoi peuvent-ils se
rattacher lorsqu'ils entendent un homme tel que Villani? Seuls sa ferveur, ses
grands yeux ronds, son apparence mêlée d'adolescence et d'aristocratie me lient
à lui. Je sais qu'il travaille sur la répartition des gaz; ne m'en demandez pas
plus.
Dès
le collège, j'ai peiné en mathématiques. A cet âge, j'avais déjà une affinité
avec les mots mais je n'étais pas lecteur. Le dictionnaire était mon ami; en
revanche, la littérature restait une parente lointaine. Ce n'est qu'au lycée
que je suis devenu un littéraire. Dès lors, j'ai appris par coeur des centaines
de poèmes et je me suis mis à lire beaucoup de livres, comme quand on commence
une collection. Qu'on ne s'illusionne pas sur le «beaucoup». Je lisais environ
cinq livres par semaine mais l'endurance m'a manqué. Dès que j'ai commencé à
écrire des poèmes, mon plaisir de lire s'est altéré; d'ailleurs (si vous vous
désolez de la suite de cette phrase, je m'en excuse mais ayant promis de me
confier à vous toujours dans la vérité, quitte à ce qu'elle soit paradoxale
jusqu'à l'aberration, voire à la pathologie, je ne cacherai aucune part de
moi), lire me fut parfois pénible. Certaines oeuvres, considérées comme des
phares de la littérature mondiale, m'ennuyaient tellement qu'en les ouvrant,
j'avais une sorte de répulsion et d'agacement. Par exemple, la lecture de La Chartreuse de Parme, des Caves du Vatican, de La Lettre sur les aveugles, Corinne ou l'Italie, des Bonnes m'écoeura. Rien d'excessif dans
ce mot: alors que certains livres ont bouleversé ma vie, d'autres m'ont comme
brûlé d'ennui.
Voici mes humbles commentaires :
RépondreSupprimerLe texte est bien écrit et intéressant, j'ai cependant quelques remarques sur ce qui est dit des mathématiques :
"les mathématiques. Celles-ci ne sont pas une langue mais un langage: elles ne traduisent aucune pensée ni aucune idée. En quelque sorte, elles ne reflètent aucune exigence de l'esprit ou de la morale. De là l'impossibilité qu'elles soient un art. "
Je ne suis pas tout à fait d'accord, les mathématiques ne sont ni une langue ni un langage (différence ?) mais elles utilisent des mots , des tournures qui leur sont propres alors, pour les profanes, elles peuvent devenir hermétiques comme peut l'être une langue que l'on ne connaît pas mais leur objet n'est pas linguistique et leur étude n'est pas isomorphe à l'étude d'une langue, leur contenu ne se résume pas à de nouveaux mots.
Elles contiennent bien des idées originales , qui peuvent nourrir la philosophie, le discours ( logos et logique par exemple)...la logique qui est une partie essentielle de la mathématique élabore des méthodes qui permettent de distinguer le vrai du faux ainsi que les contradictions du discours humain etc...et bien sûr elles exigent de l'esprit une grande rigueur afin de ne pas aboutir à des conclusions fausses. Elles ont même théorisé sur ce qui est démontrable et ce qui ne l'est pas ce qui devrait permettre aux philosophes de ne pas s'épuiser inutilement.
Par ailleurs , qu'est ce qu'un art : pour qu'une activité soit un art, elle doit réunir au moins 3 critères : être créatrice, susciter des émotions esthétiques, obligatoirement faire appel à une compétence technique .
Les mathématiques remplissent très facilement ces 3 critères : il y a de belles démonstrations comme il y a de belles parties d'échecs ou de belles musiques ou de belles peintures (création + émotion + technique).
Au passage, il ne faut pas confondre les objectifs des mathématiques et ceux de la physique : la physique est une science de la réalité, à l'inverse les mathématiques n'ont que faire de la réalité; elles fournissent éventuellement des outils utiles à l'étude de la réalité mais que leurs résultats soient utiles ou non au physicien n'est pas leur problème.
Évidemment, cela est un peu caricatural car souvent le mathématicien se transforme souvent en physicien et réciproquement mais ce n'est pas la même activité !.
Voilà , le reste du texte est tout à fait captivant, émouvant parfois car la littérature à l'instar des mathématiques est un art !
Merci à vous de votre réponse.
SupprimerIl est fructueux de recueillir l'avis de quelqu'un qui est familier des sciences!
J'ai conscience que mon point de vue sur les maths est parcellaire, voire partisan. C'est sans doute mes lacunes si profondes en sciences qui m'empêchent de les considérer comme un art en soi, même si je peine à trouver "beau" un théorème ou à déceler une esthétique propre à un raisonnement mathématique...
Bien à vous.
Les mathématiques ne sont pas "que" dans les théorèmes, elles sont aussi présentes dans un certain nombre de travaux de l'oulipo et sont indissociables de la musique de Bach.
RépondreSupprimerLola
Merci Lola, pour ce commentaire, avec lequel je suis d'accord en tout point. Dans l'écriture aussi, il y a, par l'agencement de la syntaxe, l'usage des mots, leur position dans la phrase, la volonté de susciter chez le lecteur telle ou telle émotion, une sorte de "raisonnement" qu'on pourrait apparenter à de la logique scientifique. Mais le piège est de considérer consciemment le langage littéraire comme tel. A bas l'Oulipo !
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