lundi 12 août 2013

Ecole, de skole, loisir



            De nos jours, tout le monde va à l'école. C'est un lieu incontournable; la République française oblige tout enfant à suivre une scolarité jusqu'à l'âge de seize ans. On considère que l'école est un lieu salutaire, salvateur, qui pallie les inégalités sociales et les béances familiales. Peut-être que vous vous défiez de moi; j'ignore ce que je vaux en tant qu'être humain et j'écris sans prétendre à l'impartialité. Cependant, j'entame un chapitre sur l'école et je suis professeur. Ainsi, l'école est une sorte d'autre maison; j'en connais les rituels, les failles et les bienfaits, les délitements et les régressions, les audaces et les sursauts, les lenteurs et les crispations, les préjugés et les mansuétudes. Maman et Papa ont enseigné à l'Université; ils ont réussi des concours que je n'ai pas tentés. Les aurai-je réussis? Là n'est pas la question. Le lycée, le collège, le primaire et la maternelle n'ont pas et n'auront jamais le prestige de l'université. De nos jours, le métier d'enseignant fascine autant qu'il répulse. Dès que je dis à des inconnus que je suis professeur, les réactions fusent. C'est un métier qui ne laisse personne indifférent; nous connaissons tous des professeurs. Que nous les ayons en horreur ou en admiration joue peu. Nous avons tous une scolarité. Chaotique ou fluide, paisible ou humiliante, nous avons transité par l'école. C'est un lieu affectif, où nous acquérons autant de connaissances que nous souffrons et rions. Rien de neutre dans cet espace où les enfants se heurtent et s'aiment. Rien de plus étroit, néanmoins. Beaucoup d'adultes évoquent l'école comme une prison nécessaire.

            De nos jours, à quoi ressemble-t-elle? Si vous avez lu ce livre depuis la première page, vous avez anticipé ce que je vais écrire: bien sûr que l'école me paraît sèche; surtout, elle est inégalitaire. Les programmes sont identiques sur tout l'Hexagone. Que votre enfant soit inscrit dans un collège de la Nièvre, des Bouches-du-Rhône ou de Bretagne, il étudiera, avec son professeur, les mêmes programmes. Longtemps, les pédagogues ont cru qu'avec cette loi, les inégalités sociales disparaîtraient ou, du moins, s'estomperaient. Cette loi fut fondée dans un optimisme naïf et corseté; elle a comprimé l'école en un je ne sais quoi de figé. Aujourd'hui, les innovations sont nombreuses mais infimes. Elles consistent en des réajustements qui ne signifient à peu près rien, des pseudo-audaces pédagogiques qui ne donnent aucune liberté aux élèves. Les professeurs s'interrogent rarement sur les murs des écoles. Imaginez des matons qui se questionnent sur la forme des barreaux de prison: faut-il des barreaux torsadés, vrillés mais qui, pas une fois, ne doutent de la prison en soi? Transposez l'analogie aux enseignants et vous saurez ce qui me heurte. L'école est une institution lourde et conservatrice. On lui attribue le mauvais prestige pétrifié de la République.

            Certes, je ne suis pas plus fiable qu'un autre professeur et je m'indigne, peut-être, trop vite; néanmoins, je ne travaille pas dans une institution qui laisse libre. Avec mes élèves, je lis des textes que les autres professeurs n'osent pas évoquer. Je les exhorte à se méfier de ce que je leur enseigne, je leur répète que la littérature n'est pas codifiée ni stéréotypée telle qu'elle est résumée dans leurs manuels de français. Mais en leur disant que les écoles en -isme sont risibles, que les écrivains réalistes sont parfois romantiques, que la poésie en prose est apparue au milieu du dix-huitième siècle, que Mallarmé n'a rien inventé, je les désoriente. Or, il ne faut pas frémir à l'école. Le savoir qui s'y dispense n'a pas de saveur ni d'insolence, il charrie des siècles de conformisme, d'endurcissement, de traditionalisme et d'autoritarisme, de compartimentage; bref, c'est un fossile. Quand j'étais lycéen, ma professeur de français nous a fait étudier Candide, de Voltaire; et plus de quinze après, devenu moi-même professeur, je déplore que des professeurs continuent d'étudier Candide avec leurs élèves. Mais le dix-huitième siècle se résume-t-il à ce conte railleur? Et pourquoi tant d'enseignants font-ils lire ce livre comme si l'ardeur et la vaillance des Lumières se contractait dans ces seules pages? Cette question en amène d'autres. Elargissons: pourquoi un enseignant doit-il dessiner des certitudes dans le cerveau d'un élève? Imaginons que j'entame un cours sur la poésie et qu'avant de proposer à mes élèves un poème, je leur dise qu'elle n'est pas circonscrite aux mots mais qu'elle s'étend à tout, à la forme des nuages, au flair des hérissons, au croisement de jambes d'une femme, etc. De même, si je commençais un cours sur l'histoire de France en leur disant que la France d'aujourd'hui n'est pas la France d'hier et que l'histoire elle-même est une science capricieuse, qui s'édifie dans les préjugés et les empathies contemporains, que retiendraient-ils? Peut-on fonder un apprentissage sur un sol humide?

            Car notre savoir n'est pas de la pierre. C'est ce vertige de l'érudition qui fait douter à mesure qu'on s'instruit. Il va jusqu'à détruire le temps: vous m'affirmez que Goya a vécu il y a deux-cents ans mais je vous garantis qu'il me parle tous les jours et que ces tableaux cognent en moi plus fort que les peintres vivants. De même, vous me dites que Du Bouchet est un poète moderne mais ses textes me paraissent anciens; en revanche, la poésie de Basho, qui vécut trois siècles avant lui, vibre en moi comme une musique douce et proche.  Rien de plus risible que les frises historiques, qui balisent la chronologie creuse de l'avant et de l'après. Vous prétendez que Le Greco a vécu avant Duchamp; moi, je vous réponds que ses toiles m'éblouissent et puisqu'elles m'éblouissent, elles vivent, elles battent comme un cœur, frappent comme un poing et règnent en moi comme des centaines de rois intérieurs. En revanche, les sculptures de Duchamp m'ennuient. L'ennui, c'est une introduction à la mort, un glissement vers le sommeil qui ne répare pas. Greco vit, Duchamp est mort. Donc, Greco est plus jeune que Duchamp. Les registres de l'état civil ne sont que des prétextes; nous voilà inscrits sur le livre de l'administration, afin qu'elle sache d'où vos parents viennent. Idiotie de bureaucratie et contrepoint du grand livre de l'art, le seul qui vaille d'être découvert, appris et restitué.

            Mais en classe, si j'affirmais à mes élèves que le temps de l'art n'est pas le temps des horloges; si je leur montrais que les théories sur la création artistique sont toutes précaires; si, au lieu d'enfermer un écrivain dans un -isme, je leur indiquais qu'il a mêlé les genres et que, par conséquent, il n'appartient à aucun courant ou, plutôt, qu'il appartient à tous; si, au lieu d'étudier avec eux des thèmes imposés, je choisissais mes propres thèmes, en y consacrant autant de temps que je le souhaiterais; si, au lieu de les préparer au baccalauréat, je les ouvrais à l'insouciance de la créativité; si, au lieu d'avoir une posture professionnelle, j'étais strictement personnel et si, au lieu d'évoquer les auteurs qui figurent dans les manuels de leur littérature, je ne leur parlais que de mes goûts et de mes détestations, que retiendraient-ils? Car il faut retenir, à moins que je voie l'école avec mes préjugés. Plus j'enseigne, plus je suis tiraillé. Il y a dix ans, je m'efforçais de dispenser des savoirs, de faire engranger des connaissances aux élèves comme si je m'étais voué à renier Montaigne. Par chance, j'ai vite changé; j'ai compris que les têtes pleines étaient des têtes lourdes et, surtout, que je ne parvenais pas à enseigner ce que je n'avais pas envie d'enseigner.