Ceci n'est pas un blog soporifique sur la littérature
mardi 23 juin 2020
dimanche 23 septembre 2018
dimanche 29 avril 2018
Le paradis?
Pour Françoise Chevey
Alberto Manguel a une bibliothèque d’au moins trente mille livres. Plutôt qu’une succession d’étagères où tant d’ouvrages seraient rangés dans une discipline d’alphabet et de chronologie (les auteurs classés de A à Z, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours), figurez-vous un musée capricieux, trop vaste pour être arpenté seul, trop confiné pour être découvert en groupe. Imaginez ces galeries où les murs ne se voient plus ; où nos yeux se blessent de lire tant de noms d’auteurs et de titres ; où l’inventivité des hommes crible plus qu’elle n’exalte ; où comme un essaim de papier, les œuvres du passé paraissent nous défier depuis l’à-peu-près d’éternité qu’elles ont gagné.
Alberto Manguel a une bibliothèque d’au moins trente mille livres. Plutôt qu’une succession d’étagères où tant d’ouvrages seraient rangés dans une discipline d’alphabet et de chronologie (les auteurs classés de A à Z, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours), figurez-vous un musée capricieux, trop vaste pour être arpenté seul, trop confiné pour être découvert en groupe. Imaginez ces galeries où les murs ne se voient plus ; où nos yeux se blessent de lire tant de noms d’auteurs et de titres ; où l’inventivité des hommes crible plus qu’elle n’exalte ; où comme un essaim de papier, les œuvres du passé paraissent nous défier depuis l’à-peu-près d’éternité qu’elles ont gagné.
Ce
lieu qui célèbre le savoir, la splendeur du langage, la richesse des sciences,
la saveur du seul fruit que les hommes savent produire - écrire ; cet
endroit qui devrait me sembler la maison des maisons, l’espace conjurant les
oublis, il m’oppresse.
Depuis
plusieurs années, chez moi, plutôt que d’agrandir ma bibliothèque, je la fais
maigrir. Je suis Alberto Manguel à l’envers. Quand cette pulsion s’est-elle
amorcée ? Pourrais-je la cocher d’une croix sur le calendrier de ma
vie ? Elle ne coïncide pas avec un souvenir ayant ressurgi ni avec une
rencontre rare ; elle ne s’enracine nulle part ; aucune philosophie ne
l’a fait affleurer en moi. Je sais seulement qu’elle a grandi d’une année
l’autre.
Il y eut d’abord un je ne sais quoi de honteux
dans cette envie. Retirer un livre d’une étagère, sortir dans la rue et le
poser sur un banc, en le laissant à quiconque voudra le prendre : je me
sentis galvaudeur, bousilleur à cette idée. Ces pages lues autrefois, mes mains
ne les tourneraient plus ? Mes yeux qui s’y étaient plongés, ils ne
voudraient pas, même une fois, les retrouver, comme on se repencherait sur un
pan jouissif de son enfance ? De plus, mon père sacralisant la matérialité
des livres, je songeais que je l’offenserais s’il me voyait abandonner un
bouquin dans un parc ou ailleurs.
Puis
le scrupule se dispersa. Ces recueils de poésies qui ne m’accompagnaient
pas ; ces récits qui ne résonnaient pas ; ces romans dont je n’avais
pas gardé un fétu de leur intrigue en moi, pourquoi continuer de les posséder ?
Je m’en défis.
Dès
que mes mains furent vides, je ressentis une sorte de ferveur mêlée de
détachement. Il y a des livres inutiles, dont la lecture ne laisse rien en nous
- moins qu’une brise sur le visage ou la trace d’un vieux chemin ; émotionnellement
et intellectuellement rien, pour lesquels les incertitudes de la mémoire
augureraient d’une chance. Même pas des trous - car un trou laisse un espace
inoccupé et fait parfois venir le regret d’une absence.
Bien
qu’enlever des livres de ma bibliothèque m’ait d’abord paru violent, quasi
démagogue, négateur des arts et de l’imaginaire, j’entrevis le bienfait d’un
tel acte. Ces textes inertes, prévisibles, d’une contemporanéité avide de
plaire immédiatement et qui cinq, trois, deux, un an après les avoir lus, m’indifféreraient
plus qu’un cageot trempé de pluie ; en les ôtant de mes étagères et en les
séparant des livres qui avait éduqué mon cœur, ces livres séismes où je
revenais avec faim et humilité, comme on
entrerait à petits pas dans un palais de feu ; ce geste qui quelques
minutes auparavant m’avait semblé complaisant à faciliter l’inculture, devint
une évidence ; j’avais trié.
Balayer
les pages qui ne me méritaient pas ma mémoire : c’est une hygiène précieuse
que j’amorçai. Depuis, elle s’est fortifiée et mes étagères s’allègent. L’espacement
entre chaque livre grandit ; cette aération me réjouit. Elle fait remonter
le souvenir du compilateur que j’ai été entre la moitié de mon adolescence et
mes trente ans. Tout ce que j’avais lu, même de manichéen et dans un style
pauvre, je l’avais conservé comme un superstitieux s’acharne à abriter, dans
une corniche, l’amulette censée lui assurer une vie de discernement et de grandeur.
Cette part d’autrefois me renvoie un Gabriel dans lequel je ne me retrouve plus,
obstiné d’archiver à moins de vingt ans.
Aujourd’hui,
il a disparu comme la brume dans une nuit froide ; et la seule vérité qui
frappe en moi est dépouiller encore ma bibliothèque.
Dès
lors qu’elle enfle, celle-ci brise la liberté. Elle compile, compulse, amasse,
accumule ; l’ambition de tout contenir ne l’a pas quittée. Les millions
d’ouvrages qui la remplissent se tiennent dans un étau qu’elle ne desserre pas.
Que pense-t-elle sur la mémoire ? Rien puisqu’elle est la mémoire, millénaire
jusqu’à l’aveuglement. De la créativité, l’ardeur, l’ingéniosité, le courage,
l’abnégation, la rancune ou la gloire, la poussivité, l’endurance à nuire, le
zèle à injurier, la minutie à tramer ; de tout ce que les hommes ont vécu
et raconté, elle rassemble leur témoignage comme un confesseur jetterait dans
un sac les aveux qui lui ont été faits avant de les déposer sur le seuil d’une
maison.
Elle
regroupe les sonnets impulsés par l’amour, les cahiers d’astrophysiciens sur la
force des vents de Neptune, les contes peuplés d’animaux qui discutent avec
préciosité ; les biographies racontant le destin d’un mystique, d’un
navigateur, du fondateur d’une ville, de l’inventeur d’un instrument de
musique ; mais ces livres contenant tout ce qu’il peut y avoir
d’élévateur, ils se mêlent à d’autres qui ne renferment que le pourri de
nous : comptes-rendus de massacres, chroniques sur les infanticides commis
au siècle d’avant, autobiographies dont la haine suinte à chaque ligne,
tentatives de politiques eugénistes, carnets de guerres rédigés dans une prose épique ;
opuscules racistes, théorisations sur la supériorité d’un peuple et
l’infériorité de tous les autres ; puisque le pire est notre prérogative,
il remplit les bibliothèques autant que les œuvres ambitionnant de nous amender
ou du moins, de nous décrasser un peu.
Ces
textes sans espoir ni bienveillance, que l’aigreur anime à l’amorce ou la fin
de chaque phrase ; ces intimités de boue et de frustration, elles me sont si
étrangères que je les refuse chez moi. Ce n’est pas une morale religieuse ou un
précepte humaniste qui me pousse à les évacuer : au-delà de leur rancœur et
des diverses xénophobies qu’elles déversent, elles sont indigentes. L’exécration
étant une muse qui s’essouffle vite, à quoi bon s’en encombrer ? Et quel
nom faudrait-il donner à cette déférence aveugle pour tout ce qui vient du
passé ? Parce que Gobineau, Cuvier, Qutb, Rassinier, Céline ont vécu avant
ma naissance, je devrais les considérer avec une espèce d’égard, comme les
petits-enfants affichent pour leurs grands-parents un respect qui ne se discute
pas ? Face à l’indignation, le temps s’amollirait comme de la
tourbe ? Et la bêtise d’hier serait plus digeste que celle d’aujourd’hui ?
Ces
livres gonflés de pus, Alberto Manguel les a-t-il accueillis dans sa
bibliothèque ? Leur consacre-t-il un emplacement spécifique comme en
médecine, les études de tératologie ? Ou les insère-t-ils parmi des
auteurs qui, sans idéalisme ni soif d’amasser les faveurs de la foule, ont
affirmé que les fiels de toute sorte sont des passions méprisables ?
dimanche 25 février 2018
Vie de Bastien Larampe
Il jouait à la pétanque
le jeudi, en milieu d’après-midi, avec trois, quatre ou cinq personnes qui le
conseillaient pour placer ses boules. Quelques mois plus tard, après avoir
essuyé plus de défaites que de victoires, il s’inscrivit à La Godasse, une amicale de marche, pour des promenades deux
dimanches par mois, en forêt de Rambouillet ou dans la Vallée-aux-Loups. La
succession des champs, le chant des oiseaux, l’humide fraîcheur des lisières,
les commentaires des randonneurs le lassèrent ; il les quitta pour Vive la vague, un club de voile
regroupant une vingtaine d’étudiants qui s’entraînaient le samedi à la base
nautique de l’Hautil, sur un lac artificiel creusé dans une butte où le vent
s’engouffrait. La technicité de ce sport, le choc et la fréquence de ses chutes
dans l’eau, la compétitivité entretenue par les autres, sa combinaison qui
l’irritait à l’entrejambe et la distance à parcourir à pied jusqu’au parking
finirent par le rebuter.
Après ces activités
physiques, il voulut pratiquer quelque chose de plus esthète. Pendant un an, il
prit des cours de guitare avec un ancien premier prix du conservatoire de
Lons-le-Saunier. Son assiduité et son volontarisme lui permirent, chaque fois
qu’il passait une soirée en famille ou auprès de ses amis, de leur jouer
l’intro de Stairway to heaven.
Avec ce que la
satisfaction exalte et pousse à renchérir, il s’essaya au piano. Dérouté que
cet instrument possède davantage de touches que l’autre n’a de cordes, il se
détourna de la musique pour les échecs, où il fut meilleur qu’ailleurs :
sa capacité à anticiper les coups de l’adversaire, conjuguée à sa rationalité
scientifique, le mena en demi-finale du tournoi de Pontoise, où il fut battu
par un adolescent originaire de Corée du Sud, que son père adoptif, l’ayant
sorti d’un orphelinat de Séoul, présentait comme un futur Grand Maître.
Ce nouveau revers
l’orienta vers le rôlisme : entre amusement et rituel, observance et
subversion, il acheta un glaive, une cape de bure et une gourde en peau dans un
magasin de folklore médiéval puis se rendit plusieurs fois à des agapes
célébrées dans les catacombes ou en forêt, sous un dolmen. Ignorant
l’ésotérisme, il se sentit étranger à cette foule déguisée qui en savait plus
que lui. Son arme claquant sur la cuisse, il rentra chez lui un soir où on
refusait de lui expliquer ce qu’est l’hypocras.
Les semaines qui
suivirent furent des semaines de malaise ; il en conclut que s’affubler d’un
costume de chevalier ne suffisait pas à son bonheur. Afin de se divertir sans
se troubler, il alla tous les mardis à L’Oya, un bar à jeux qui servait des jus
de légumes. À ceux de stratégie, malgré de l’aisance et de la réactivité, il
fut battu par les habitués qui semblaient risquer leur vie sur le
plateau ; quant à ceux de culture générale, bien qu’il ait lu des dizaines
de livres, il fut devancé par ceux qui, connaissant déjà les réponses, les
débitaient sans plaisir.
Il entreprit alors
quelques parties de poker au sous-sol d’une brasserie tenue par deux frères
autrefois condamnés pour détention d’armes : l’ambiance confinée du lieu
et son penchant à l’avarice lui faisant craindre de perdre de l’argent, l’en
éloignèrent.
À près de quarante-cinq
ans, dépité de ne s’épanouir nulle part, il choisit un sport où l’âge est un
atout : le marathon. En plus de courir quinze kilomètres trois fois par
semaine, il changea d’hygiène, mangea du riz, du blanc de poulet, des biscuits
vitaminés, acheta un short anti-frottement, régla son quotidien sur ses entraînements,
fit la sieste et pour éviter les courbatures, chaque vendredi, il se rendit
chez sa voisine, une masseuse retraitée qui continuait d’officier pour des
tarifs avantageux.
Un dimanche matin, au
stade Franck Sauzée, une femme qui comme lui faisait des longueurs de terrain,
le salua. Longiligne, aux cheveux roux qui frisaient, les yeux fins et vifs, plus
de charme que de beauté, attirante et même davantage malgré des dents noires :
la vigueur qui émanait d’elle plut à Bastien ; et ayant passion commune, ce
fut facile de discuter.
L’automne d’après, au
marathon de Reims, ils s’élancèrent ensemble sur la ligne de départ.
Quarante-deux kilomètres plus tard, il trouva une sorte de gloire de franchir
la ligne avant elle. Tous les deux en sourirent.
Récemment, on les
a vus courir autour du lac d’Eaubonne, en menant devant eux une poussette où
s’ébattait une petite fille.
samedi 21 octobre 2017
De la stérilité
Orphelin dès l’âge de
trois ans, Aymeric commença des recherches en généalogie afin d’en apprendre un
peu sur ceux qui l’avaient enfanté. Il s’appelait Zoramanche, un nom recensé
dans cinq villes de France. S’étant rendu dans chacune d’elles, c’est à
Candelles-sur-Vèbres, un hameau renommé pour ses rémouleurs, qu’il découvrit
l’identité de ses parents, Aude et Raphaël, deux agriculteurs qui avaient
cultivé du sureau avant de partir sans indiquer à personne où ils s’en allaient.
Avec si peu, il frappa à chaque porte, en posant la même question aux habitants.
De maison en maison, on lui répondit avec une bienveillance surprise, bien sûr
qu’on se souvenait d’eux, ce couple toujours ensemble, sociable dès que le
crépuscule arrivait, à trinquer sur la place des Couteliers mais s’éclipsant en
journée, affairé sur sa plantation. Une femme au petit visage qui avait été
leur voisine le fit entrer chez elle ; et assis dans la cuisine, elle
lui montra une photo où ils posaient devant leur champ, une plante à la main et
rieurs d’une insouciance qu’il n’avait pas.
Leur jovialité le
troubla : si apparentes, leurs dents ; si ostensible, la joie qu’ils
affichaient ; étaient-ils beaux tels qu’il aurait voulu ?
« Puis-je la garder ? » D’un revers de main, la dame poussa la
photo vers lui avant d’ajouter : « Votre père m’a parlé du sien. Dans
les Vosges, il avait une scierie qui le faisait bien vivre. Sa femme était
potière à Soufflenheim. »
Remontant la trame de
son sang, il se rendit en Alsace où des bûcherons lui racontèrent son
grand-père : travaillant dès l’âge de onze ans, il avait construit, deux décennies
plus tard, un hangar à l’entrée de la forêt de Götteswiller, pour la découpe de
pins et d’épicéas. Ils évoquèrent un artisan rigoureux qui au-delà de faire le
commerce du bois, croyait à l’âme des arbres ; un mystique clairvoyant sur
la comptabilité à tenir et les échéances de paiement. Ils rappelèrent un homme
franc et droit, qui se vouait à son métier comme un croyant se consacre à sa
religion ; discret sans être taiseux, pudique sans taire ses
attendrissements et qui parfois, en fin de journée, après avoir livré une
stère, invitait ses amis à souper, auxquels il dévoilait un peu de son enfance.
Bien qu’Aymeric fût
dans l’inconfort d’investiguer son passé, l’envie d’y descendre s’accentua. En
poursuivant sa quête, il lut dans les archives municipales de Ribeauvillé
qu’une dénommée Clara Himmelsberg, une après-midi d’automne plus chaude que
celles d’août, à la maternité des Trois Rivières, avait accouché de triplés,
dont son grand-père, qu’elle fut le seul à reconnaître en parafant d’un X sur
le registre des naissances avant de déposer les deux autres sur le perron d’une
crèche avec, glissé dans leur couffin, une image pieuse en bas de laquelle
était écrit : « Offrez-leur l’amour que je ne pourrai pas leur
donner. »
Aymeric n’apprit pas
pourquoi elle avait abandonné ces deux-là et élevé son troisième enfant mais
dès qu’elle eut vingt-et-un ans, elle quitta l’Alsace pour la Bretagne, où elle
retrouva sa mère, Maëlys, une vendeuse de fleurs qui, les nuits de pleine lune,
sur la plage, suppliait les korrigans de semer généreusement pour la prochaine
floraison.
Curieux de cette femme
dont il ignorait le visage et dont il avait le même sang, il se rendit à Brest.
Des recherches qu’il mena à l’Hôtel de Ville et dans plusieurs communes de
banlieue, il apprit qu’elle était la fille d’Aline et Ronan, une institutrice
et un pêcheur dont les familles respectives s’étaient concertées pour qu’ils
fassent connaissance à un fest noz, à Damgan, face à la mer, un soir où on
fêtait les constellations. De cette rencontre Aymeric lut quelques
impressions : des notes sur un calepin, plusieurs témoignages d’amis qui exhortaient
la maîtresse d’école à se lier avec celui qui l’attendait chaque après-midi, à
la sortie de ses élèves. Cet arrangement avait réussi.
Remonter plus loin dans
son passé empiéta sur le quotidien ; sa compagne, Angela, après plusieurs jours
loin d’elle, déplora ses absences répétées. Bien qu’elle comprenne son souhait de
connaître ses racines, elle entrevit dans ses allers-retours une hargne qui ne
s’essoufflerait pas, voire la promesse de quelque chose de dévorant. Un soir,
elle avoua se sentir seule depuis ces dernières semaines : leur couple
devenait un désert. Ses confidences arrachèrent Aymeric à lui-même. Renonçant à
ses trajets anxieux avant de compulser des registres poussiéreux où il glanait
quelques informations sur ses ancêtres, il engagea Patrice Leaucarnot, un
généalogiste renommé pour sonder plus profond la terre de ceux auxquels il
devait la vie.
Quatre jours après,
Leaucarnot revint vers lui : la mère d’Aline n’était pas bretonne :
née dans un hameau d’Aubrac où, disait-on, les hivers étaient si glacials que
les roches s’en brisaient ; après plusieurs visites nocturnes de son père
dans sa chambre, elle avait rué de la maison en hurlant, avec sa culotte pour
seul vêtement jusqu’à la grand-place de Nasbinals où elle s’était effondrée en
maudissant les familles. Regroupés autour d’elle, les habitants effarés et
immobiles, un couple de vieillards avait brisé la foule, l’avait relevée et
emmenée chez eux, où ils l’avaient douchée, habillée puis fait prendre un
repas.
Peu après, elle fut
placée à l’asile des Grandes Lauzes. Les observations psychiatriques du docteur
qui la traita rendaient compte d’une dégradation rapide et généralisée de
son état : elle fut frappée de démangeaisons aux aisselles et aux pieds,
d’hallucinations visuelles, de délires verbaux où elle prétendait qu’un loup
l’avait violée ; plusieurs fois, elle vomit son repas avant de le
régurgiter. Puis elle cessa de manger, toute nourriture lui paraissant du
poison. Face aux infirmiers qui s’efforçant de l’alimenter, l’assirent sur une
chaise, attachèrent ses mains et ses jambes avec une corde avant d’introduire un
entonnoir dans sa bouche, elle se contracta tant que sa gorge gonfla jusqu’à ne
rien laisser passer. En revanche, son appétit s’allumait devant les murs de sa
chambre, dont elle léchait le plâtre ; quant à l’hygiène, elle crachait
sur son avant-bras et y passait la langue plusieurs fois, comme un chat se
nettoie.
Son médecin l’estima
cliniquement perdue une après-midi de promenade dans le jardin, lorsqu’il
l’aperçut au pied d’un arbre en train de se lacérer le vagin avec une branche.
Son séjour dura huit mois : un matin d’automne, après une nuit sans cri,
Charlotte fut retrouvée morte sur son lit, ses doigts enfoncés dans les yeux.
Ses parents l’ayant
reniée dès son internement, c’est son frère qui se recueillit devant sa
dépouille ; n’ayant pas assez d’argent pour l’inhumer dans un cercueil, il
pria un ami prêtre de venir à la fosse commune réciter quelques chants
d’éternité pour sa sœur avant qu’elle soit jetée dans un trou et recouverte de
chaux. Ensuite, il retourna à l’asile où une aide-soignante lui remit, après
l’avoir lavé, le linge qu’elle portait. Dès qu’il fut dehors, toucher ses
vêtements le ravagea. Serrés dans son poing, il marcha avec les vestiges de
celle qu’il avait vu naître et qui si jeune, dévorée de ténèbres, la dernière
fois où il l’avait visitée, n’en était, pour tout langage, qu’à roter ou
siffler.
Plutôt que de rentrer
chez lui où il cohabitait avec son épouse, il se rendit dans un parc où il
écrivit à son oncle une lettre sur l’agonie de Charlotte. Dès qu’il la reçut,
celui-ci le supplia de brûler les habits de la défunte, pour conjurer que le
malheur refrappe. Presque centenaire et veuf depuis près de trente ans,
installé dans une cabane où il accueillait ceux qui le consultaient pour ses
dons de guérisseur, Pierrick rappela à son neveu que des puissances invisibles
régissaient la vie ; tantôt bienveillantes tantôt néfastes, comme celles
qui s’étaient acharnées sur Charlotte ; et plutôt que de célébrer les
beautés de l’amour fraternel, il l’exhorta à oublier : « Quitte
les lieux où vos pas se sont mêlés. Fuis les paysages où tu la retrouverais.
Casse les objets qu’elle a touchés puis jette-les et fais de ta mémoire un désert. »
En examinant l’enveloppe,
Leaucarnot remarqua qu’elle était cachetée d’un sceau représentant un dragon
surplombant un puits. Dans un livre d’héraldique, il apprit que Lésinoir, un
hameau situé entre Bruère-Allichamps et Saint-Amand-Montrond portait cet
emblème depuis la seconde moitié du Moyen-Âge. Or, dans le registre d’état
civil, il repéra le nom de Sormanche, variante simplifiée de Zoramanche. L’omission
du a le questionna : était-elle
due à une erreur de graphie entre les malles-charrettes qui traversaient la
France d’Amiens à Clermont-Ferrand ? Ou venait-elle de lui, impatient à
changer de nom suite à un déboire qui l’aurait entaché ?
Leaucarnot découvrit
que Pierrick avait eu deux enfants, des jumeaux mort-nés, enterrés un soir de
pluie, dans le cimetière, entre deux sépultures dont la concession n’avait pas
été renouvelée. Cette paternité dévastée l’avait mené aux obscurités de la
spiritualité. Selon les témoignages de ses voisins, chaque jour, dès la fin de la
matinée, il s’asseyait devant leur tombe, ouvrait un livre et se mettait à
réciter des sortes de poèmes dans une langue inconnue jusqu’au coucher du
soleil.
Recensant les livrets
de finances établis par les librairies de quartier, Leaucarnot releva une
recrudescence d’achats de guides ésotériques à l’époque où Pierrick vivait son
deuil. Bien que sibyllins, leurs titres auguraient d’une adhésion à
l’occultisme : Traité de la grande
roue, Initiation aux cinq Motifs,
Rituels d’observance et d’ablution
précédant l’entrée au Temple, Nouvelles
convergences de la Rose, Connaissance
de l’éther et des Principes Mobiles, Symbolique
terrestre et céleste des nécropoles de Haute-Égypte. La liste continuait,
de recueils mystiques en pseudo-grimoires de sorcellerie. Lui, ce père ravagé
par la mort de ses nourrissons, il avait écourté ses nuits à relire que les
fantômes rampent parmi les couloirs de nos songes.
Sa foi mena Leaucarnot
à chercher parmi les ouvrages rédigés dans la région, qui prisaient les
légendes locales telles que l’adoration au Serpent blanc, le sacrifice des
enfants aux dents écartées, la récolte des pissenlits entre minuit et l’aube. En
reliant les patronymes de ceux qui y figuraient, il découvrit que Pierrick était
le petit-fils d’Albin Soromachel, un disciple de Nostradamus, zélé jusqu’à
l’idolâtrie comme en témoignent les dernières lignes de son testament :
« Mon maître a vu l’avenir. Écoutez celui qui sait. Ses paroles sont
dictées par la main de Dieu. »
Les connaissances qu’il
acquit sur le passé de Soromachel l’exaltèrent ; il continua d’enquêter, tissant
vite la continuité de trois siècles, en s’étonnant que l’hérédité d’une famille humble soit plus documentée que la plupart des lignées aristocratiques.
Comme un explorateur des fonds marins s’enivre de descendre dans la lourde
obscurité de l’eau, il voulut les connaître, ces aïeux disséminés sur l’Hexagone,
frappés par la démence ou ambitieux dans leur métier, mécontents de leur
sédentarité ou scrupuleux à s’ancrer dans un lieu où ils voulaient trouver
quiétude. Une fiévreuse bizarrerie les entourait, où il s’enfonça en fouillant
chaque archive qui se rattachait à eux.
Lui qui avait étudié des
dynasties européennes, des descendances de baronnies ou de duchés, la hargne le
prit pour ces gens au-dessus desquels le mystère flottait. Il remonta jusqu’au
quatorzième siècle, à un certain Sormitala, dont il ne sut si c’était une femme
ou un homme, qui avait fondé une secte professant que le diable vivait sur la
lune et que l’Humanité devait construire une échelle en bois de sycomore
jusqu’à elle afin de l’y trouver, l’attaquer et le terrasser. Le passé, après,
se perdait.
Leaucarnot fixa rendez-vous
à Aymeric dans une brasserie où il lui remit un carnet contenant les informations
rassemblées sur ses ancêtres. Bien que l’histoire de sa famille l’accaparât
plus qu’aucune autre, il lui tarifa son travail moins cher que d’ordinaire.
Son professionnalisme
le retint d’avouer que ses origines avaient un je ne sais quoi d’édifiant. Avec
leurs cafés, chacun commanda une pâtisserie. La suave lenteur du service les
faisant discuter, ils s’entretinrent près d’une heure, dans ce que la proximité
a de vif et d’éphémère car ils n’auraient plus à se solliciter.
À la fin de ce moment où
se mêlèrent l’empathie et la défiance, Leaucarnot se leva et lui souhaita
« bonne chance » ; puis ils se saluèrent dans un sourire
silencieux.
Se retrouvant seul face
à la succession de courts paragraphes le renseignant sur l’existence brève ou
longue, tragique ou solaire, aliénée ou avisée, dévoratrice ou insouciante de
ceux qui avaient écrit l’histoire de son sang, Aymeric ressentit d’abord une
sorte de prestige sombre puis le malaise l’emporta.
Quelques soirs plus
tard, en dînant avec Angela, il lui annonça qu’il ne voudrait, avec elle ni
avec aucune femme, dans un mois ou dix ans, devenir père. Lui, l’orphelin qui
avait entrepris d’effacer un peu l’ombre sur le visage de ses géniteurs, il lui
fit entrevoir en quelques phrases que leur enfant, s’ils en avaient un, il ne
saurait pas le rendre heureux…
mardi 26 septembre 2017
Portrait de l'absent
Ils étaient mariés
depuis près de trente ans quand une après-midi de printemps, Pablo déposa, sur
la table du salon, un carré de papier où d’une écriture ronde et large il avait
recopié le nom, le prénom et l’adresse de celui qui était le frère de sa femme,
un frère qu’elle n’avait jamais rencontré et dont elle ignorait jusqu’au
visage, né dans le secret, élevé dans le secret mais dont ses tantes,
autrefois, lui avaient laissé entrevoir que l’année de sa naissance, son père
s’était rendu deux fois à la maternité. Lui, éloquent sur sa carrière
d’officier de marine, il était, en contrepartie, resté taiseux sur ses
adultères et l’enfant que ses sœurs avaient désigné comme « le fruit de
l’ombre ».
Après l’avoir lu, Clara
fut embarrassée ; parce qu’en moins d’une semaine, son époux avait trouvé
la trace de quelqu’un dont elle soupçonnait l’existence depuis cinquante ans
sans avoir rien entrepris pour en apprendre davantage sur lui ; et parce
que là, tout de suite, à celui qui pendant un demi-siècle avait rampé en elle
comme un fantôme, elle pouvait écrire une lettre où, en quelques lignes, elle le
renseignerait qu’ils avaient le même géniteur.
Elle prit le papier, le
plia et le coinça sous la statuette d’ange placée à côté de la table, sur un
guéridon en verre bleu ; puis elle sortit dans le jardin, qu’elle arpenta
avec une espèce d’errance, en touchant le feuillage et l’écorce du bouleau.
Pablo, qui l’observait depuis la chambre, la vit remuer ses lèvres ; et bien
qu’il s’endorme depuis dix-mille nuits avec ce visage, il ne sut pas y lire :
que murmurait-elle ? Étaient-ce seulement des murmures ?
Elle s’assit au bout de
la haie de rondins qu’il avait fait construire l’année d’avant, pour éviter un
affaissement de la pente. Son regard lui parut si songeur qu’il y trouva une
béance. Il l’appela dans un chuchotement qui n’espère pas être entendu, tendit
le bras trop furtivement pour qu’elle l’aperçoive ; puis, comme fortifié
par le silence, il retourna au salon.
La table était vide, ce
qui ne le surprit pas, Clara ayant pour habitude de déplacer les objets qui lui
déplaisaient. En furetant, Pablo aperçut le papier, le tira de sous la
statuette et le serra dans son poing. Des images de son enfance
remontèrent : éduqué dans une famille diserte, il aperçut, comme un
vestige de songe, ses parents lui parler de ses ancêtres ; et il la rejoignit
dans le jardin : « Je ne souhaite pas » lui dit-elle. Elle se leva, marcha
jusqu’au rosier qui longeait le muret, à gauche de la marche menant dans la
cuisine ; elle ôta des pétales, coupa quelques tiges, arracha une fleur
qui ne flétrissait pas puis rentra.
Dans la lumière de la
fin d’après-midi, mal assis sur son rondin, Pablo fixa devant lui, triste de sa
maladresse.
Ses yeux s’embuèrent.
Quelques minutes passèrent où l’herbe du gazon, le feuillage des arbres et le
bourdonnement des insectes le remplirent comme un souffle. À son tour, il alla
au rosier, ramassa plusieurs pétales qu’il engloutit dans sa poche et mêla au
papier qu’elle lui avait rendu. Quand sa main ne distingua plus l’un de
l’autre, il le serra ; une attente commença pendant que le crépuscule
arrivait.
Le refus de Clara le
submergea : elle n’avait pas envie de savoir où son demi-frère vivait,
connaître son quotidien ni se retrouver face à un inconnu qui, peut-être, lui
ressemblait.
Le papier enroulé dans
les pétales faisait une boule : il la compressa, seul et immobile sous le
soleil qui déclinait.
Les larmes troublèrent
sa vue.
Quand les premières
ombres s’étendirent, il lança le tout par-dessus le muret.
Clara et lui n’en parlèrent plus.
lundi 28 août 2017
Philippe, sycophante
Son métier consistait à
inventer une ou plusieurs rumeurs sur quelqu’un puis à les répandre en ville,
de rue en rue, lors des marchés, des ventes à la criée ou après les débats sur
l’Agora. Le plus souvent, un marchand, un paysan, un politicien, un militaire
ou un mari jaloux lui demandait de ternir la réputation d’un rival. Il fallait
noircir vite et bien son début de prestige ; bref, on le payait pour diffamer. Travail
rémunérateur, effectué par une poignée d’Athéniens car la délation, en plus de
s’affranchir de la morale, nécessitait une endurance à avilir ceux qu’elle
avait pris pour cible.
Quels que soient l’âge,
le passé, les actions, le mérite, le désintérêt des citoyens qu’on lui
demandait de souiller, il consentait. Le scrupule n’est pas rentable ; de
plus, il aurait perdu du temps à se renseigner sur eux. Son empirisme l’emportait
sur les égards et le respect de l’Autre, les sagesses de philosophes, etc. Quand
il se revoyait enfant, au collège, défendant un élève que d’autres brimaient,
ce souvenir l’embarrassait ; et si quelqu’un lui avait rappelé ses
anciennes bravoures, ses joues en auraient rougi. À présent, la magnanimité
était une époque lointaine et s’enrichir constituait son unique exigence.
Diffamer plus, récolter plus ; et chaque nuit, il s’endormait en murmurant
ces quatre mots.
Il faisait plus que
vivoter mais il voulut vivre. La calomnie paye bien. Si au début, un je ne sais
quoi de culpabilité l’avait fait douter d’une telle profession, il se persuada,
en amassant de l’argent, que souiller des réputations n’était pas si
blâmable ; et ce qu’il avait entendu et continuait d’entendre sur la
laideur du mensonge avait fini par renforcer son envie de colporter le pire.
Sillonnant, du matin au
crépuscule, les quartiers où ses on-dit s’éparpilleraient comme des graines dans
le vent ; lui qui sur un cahier notait l’heure où le gotha entrait et
sortait des lieux de fête, il se vouait à son travail dans tout ce que le
mysticisme a d’étroit. Il agissait furtivement : un jour, par exemple, à
la sortie de l’école, il raconta à un groupe de parents venus chercher leurs
enfants que l’instituteur était un tactile puis il s’en alla. Moins d’une
semaine après, celui-ci se pendit dans sa cave.
Méticuleux, sans éthique
et certain d’avoir trouvé là sa vocation, il ne se contrariait pas de puer du
cœur. La notoriété qu’il avait acquise au fil de ses ténébreux cancans l’avait
rendu fier. Avec quelques phrases, il défaisait des vies. Dévaster
l’indifférait : puisque la foule s’était fiée à lui, la vérité ne résidait
pas ailleurs.
Un matin, il reçut la
visite d’un vieil homme aux yeux blancs, qui
l’interpela : « Dans le quartier, on n’aime pas Alexa. Fais ce
que tu dois. »
Alexa était sa belle-sœur.
Meurtrir parmi les siens ? S’attaquer à la femme que son frère chérissait ?
Dégrader quelqu’un qui lui avait toujours semblé intègre ? Il hésita. Lui
qui avait prospéré en sapant la dignité de centaines d’Athéniens sans en faire
de mauvais rêves, on le vit hagard pendant quelques heures, à arpenter les rues
comme si un songe mêlé de nausée l’accaparait.
Pragmatique, il se
donna une semaine pour faire son choix mais dès le lendemain, dans les derniers
moments de l’aube, il se persuada que discréditer sa belle-sœur le rendrait redouté ;
après, une sorte de gloire l’entourerait, qui ferait de lui un incontournable.
Sorti de chez lui, il raconta qu’elle avait invité de jeunes marchands dans sa
maison, en ajoutant que cette hospitalité ne devait pas être surinterprétée.
Puis il s’éclipsa avec la moue de l’invité qui en a trop dit.
Quelques heures plus
tard, sur le seuil de sa porte, sa belle-sœur trouva un cadavre d’oiseau, des
étrons, des crachats et des lettres gravées sur le mur : PUTE.
Elle qui était la femme
d’un seul homme suffoqua avant de fuir. Un pêcheur retrouva son corps le
lendemain, au pied d’une falaise ; dans la nuit, elle s’était suicidée avec
la mer pour dernier regard et la honte pour dernière sensation.
Philippe en fut
déçu : son frère avait épousé une femme bien fragile ; quant à la
rumeur qu’il avait propagée, surpris qu’elle fût si efficace, il entrevit le
bénéfice de la répéter pour d’autres femmes.
Dans sa famille,
certains savaient comment il récoltait des drachmes en se réveillant tard et
sans se faire transpirer dans les champs. Ils comprirent que c’était lui, le
calomniateur mais n’ayant pas de preuve pour l’accuser, ils se contentèrent de
le haïr.
Rejeté par ses proches fut
peu : élevé au rang de Grand Délateur, Philippe fêta sa promotion sur les
hauteurs d’Athènes, dans le palais qu’un magistrat soucieux de solliciter ses
services avait mis à sa disposition trois jours et trois nuits.
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