dimanche 18 septembre 2022

Entre-deux

                                                                                                 Pour Jacques Darras 

 

L’eau, à cet endroit du fleuve, se plisse 

Comme la ride que ferait l’huile dans une encre, 

Serpente en bouillonnant d’un mouvement 

Où la lumière du ciel lentement pénètre 

Et glisse sur les vagues. 

L’embouchure, oui, ce lieu de naissance 

Fait venir une gêne, presque un dégoût compliquant 

La promenade et laissant impuissant devant l’horizon 

Avec nos pieds qui n’iront pas plus loin : 

Voici une ligne où deux mondes se rassemblent 

Comme des voyageurs séparés une année, 

Cette union inconforte, parler d’une peur serait excessif, 

Sa mouvance n’effraie pas, je l’observe depuis la berge 

Sans que le cœur s’emballe 

Mais un malaise remplit. 

Parce qu’une frontière se dessine hors de la terre ? 

Serait-il aussi vif face à deux clartés qui se joignent ? 

Une façade apparaît en songe, percée de fenêtres 

Elle fait entrevoir une maison construite sur un terrain 

Qui ne bouge pas, localisable dans l’ombre ou sous un soleil brutal, 

Protectrice par son bâti en pierres de carrière. 

Face à l’onde qui remue, la vision rassure 

Et avec une résidence dans la tête je m’éloigne 

Pressé de tourner le dos à un paysage 

Qui ne promet aucun refuge avec paillasson 

Avant le seuil pour augurer d’une hospitalité. 

 


dimanche 16 janvier 2022

Dans Fontainebleau

 

« Quittons cette route et prenons celle sur la gauche,

Moins large puis un sentier s’ouvre comme une zébrure,

Fie-toi à moi, juste quelques pas entre les herbes

Et nous voici devant le plus vieil arbre de la forêt :

Planté vers 1370, sa naissance si lointaine

Que les ancêtres de nos ancêtres ne l’ont pas vu.

Autrefois, il se contemplait comme un monument,

Des promeneurs venaient ici en pèlerins.

- Il s’étend plus haut que les chênes alentour

Et ressemble à une cheminée de neige jaune.

- Des couleurs devant ce tronc qui n’a plus d’écorce ?

Au mieux la blancheur d’une cire pétrifiée.

- Il occupe nos yeux (tu l’admets ?) et nos mains

En s’y posant touchent la mémoire de la terre.

- Comme passer la paume sur un corps figé dans son sang :

La sève ne coule plus à travers le bois.

- Ses branches ont le désir des bras priant

Vers un ciel qui exauce ou exaucera.

- Avec ou sans vent elles casseront bientôt

Et tomberont du fracas précédant la fin des bruits.

- Écoutons dans le passé bruire son feuillage

Où la lumière scintille en douce captive.

- Seule ta rêverie s’arrache au silence.

Entends-tu déclaré mort depuis 1994 ?

- Les hommes se trompent dans leurs mots quand ils parlent

De la vie qui se prolonge immobile,

Dressée depuis ses racines jusqu’au sommet

Et face à elle, avec ta voix de constat,

De chiffres exacts, c’est toi le plus tari. »










dimanche 29 avril 2018

Le paradis ?


                                                                                           Pour Françoise Chevey
 
        Alberto Manguel a une bibliothèque d’au moins trente mille livres. Plutôt qu’une succession d’étagères où tant d’ouvrages seraient rangés dans une discipline d’alphabet et de chronologie (les auteurs classés de A à Z, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours), figurez-vous un musée capricieux, trop vaste pour être arpenté seul, trop confiné pour être découvert en groupe. Imaginez ces galeries où les murs ne se voient plus ; où nos yeux se blessent de lire tant de noms d’auteurs et de titres ; où l’inventivité des hommes crible plus qu’elle n’exalte ; où comme un essaim de papier, les œuvres du passé paraissent nous défier depuis l’à-peu-près d’éternité qu’elles ont gagné.

Ce lieu qui célèbre le savoir, la splendeur du langage, la richesse des sciences, la saveur du seul fruit que les hommes savent produire - écrire ; cet endroit qui devrait me sembler la maison des maisons, l’espace conjurant les oublis, il m’oppresse.

Depuis plusieurs années, chez moi, plutôt que d’agrandir ma bibliothèque, je la fais maigrir. Je suis Alberto Manguel à l’envers. Quand cette pulsion s’est-elle amorcée ? Pourrais-je la cocher d’une croix sur le calendrier de ma vie ? Elle ne coïncide pas avec un souvenir ayant ressurgi ni avec une rencontre rare ; elle ne s’enracine nulle part ; aucune philosophie ne l’a fait affleurer en moi. Je sais seulement qu’elle a grandi d’une année l’autre.

 Il y eut d’abord un je ne sais quoi de honteux dans cette envie. Retirer un livre d’une étagère, sortir dans la rue et le poser sur un banc, en le laissant à quiconque voudra le prendre : je me sentis galvaudeur, bousilleur à cette idée. Ces pages lues autrefois, mes mains ne les tourneraient plus ? Mes yeux qui s’y étaient plongés, ils ne voudraient pas, même une fois, les retrouver, comme on se repencherait sur un pan jouissif de son enfance ? De plus, mon père sacralisant la matérialité des livres, je songeais que je l’offenserais s’il me voyait abandonner un bouquin dans un parc ou ailleurs.

Puis le scrupule se dispersa. Ces recueils de poésies qui ne m’accompagnaient pas ; ces récits qui ne résonnaient pas ; ces romans dont je n’avais pas gardé un fétu de leur intrigue en moi, pourquoi continuer de les posséder ? Je m’en défis.

Dès que mes mains furent vides, je ressentis une sorte de ferveur mêlée de détachement. Il y a des livres inutiles, dont la lecture ne laisse rien en nous - moins qu’une brise sur le visage ou la trace d’un vieux chemin ; émotionnellement et intellectuellement rien, pour lesquels les incertitudes de la mémoire augureraient d’une chance. Même pas des trous - car un trou laisse un espace inoccupé et fait parfois venir le regret d’une absence.

Bien qu’enlever des livres de ma bibliothèque m’ait d’abord paru violent, quasi démagogue, négateur des arts et de l’imaginaire, j’entrevis le bienfait d’un tel acte. Ces textes inertes, prévisibles, d’une contemporanéité avide de plaire immédiatement et qui cinq, trois, deux, un an après les avoir lus, m’indifféreraient plus qu’un cageot trempé de pluie ; en les ôtant de mes étagères et en les séparant des livres qui avait éduqué mon cœur, ces livres séismes où je revenais avec faim et humilité,  comme on entrerait à petits pas dans un palais de feu ; ce geste qui quelques minutes auparavant m’avait semblé complaisant à faciliter l’inculture, devint une évidence ; j’avais trié.

Balayer les pages qui ne me méritaient pas ma mémoire : c’est une hygiène précieuse que j’amorçai. Depuis, elle s’est fortifiée et mes étagères s’allègent. L’espacement entre chaque livre grandit ; cette aération me réjouit. Elle fait remonter le souvenir du compilateur que j’ai été entre la moitié de mon adolescence et mes trente ans. Tout ce que j’avais lu, même de manichéen et dans un style pauvre, je l’avais conservé comme un superstitieux s’acharne à abriter, dans une corniche, l’amulette censée lui assurer une vie de discernement et de grandeur. Cette part d’autrefois me renvoie un Gabriel dans lequel je ne me retrouve plus, obstiné d’archiver à moins de vingt ans.

Aujourd’hui, il a disparu comme la brume dans une nuit froide ; et la seule vérité qui frappe en moi est dépouiller encore ma bibliothèque.  

Dès lors qu’elle enfle, celle-ci brise la liberté. Elle compile, compulse, amasse, accumule ; l’ambition de tout contenir ne l’a pas quittée. Les millions d’ouvrages qui la remplissent se tiennent dans un étau qu’elle ne desserre pas. Que pense-t-elle sur la mémoire ? Rien puisqu’elle est la mémoire, millénaire jusqu’à l’aveuglement. De la créativité, l’ardeur, l’ingéniosité, le courage, l’abnégation, la rancune ou la gloire, la poussivité, l’endurance à nuire, le zèle à injurier, la minutie à tramer ; de tout ce que les hommes ont vécu et raconté, elle rassemble leur témoignage comme un confesseur jetterait dans un sac les aveux qui lui ont été faits avant de les déposer sur le seuil d’une maison.

Elle regroupe les sonnets impulsés par l’amour, les cahiers d’astrophysiciens sur la force des vents de Neptune, les contes peuplés d’animaux qui discutent avec préciosité ; les biographies racontant le destin d’un mystique, d’un navigateur, du fondateur d’une ville, de l’inventeur d’un instrument de musique ; mais ces livres contenant tout ce qu’il peut y avoir d’élévateur, ils se mêlent à d’autres qui ne renferment que le pourri de nous : comptes-rendus de massacres, chroniques sur les infanticides commis au siècle d’avant, autobiographies dont la haine suinte à chaque ligne, tentatives de politiques eugénistes, carnets de guerres rédigés dans une prose épique ; opuscules racistes, théorisations sur la supériorité d’un peuple et l’infériorité de tous les autres ; puisque le pire est notre prérogative, il remplit les bibliothèques autant que les œuvres ambitionnant de nous amender ou du moins, de nous décrasser un peu.

Ces textes sans espoir ni bienveillance, que l’aigreur anime à l’amorce ou la fin de chaque phrase ; ces intimités de boue et de frustration, elles me sont si étrangères que je les refuse chez moi. Ce n’est pas une morale religieuse ou un précepte humaniste qui me pousse à les évacuer : au-delà de leur rancœur et des diverses xénophobies qu’elles déversent, elles sont indigentes. L’exécration étant une muse qui s’essouffle vite, à quoi bon s’en encombrer ? Et quel nom faudrait-il donner à cette déférence aveugle pour tout ce qui vient du passé ? Parce que Gobineau, Cuvier, Qutb, Rassinier, Céline ont vécu avant ma naissance, je devrais les considérer avec une espèce d’égard, comme les petits-enfants affichent pour leurs grands-parents un respect qui ne se discute pas ? Face à l’indignation, le temps s’amollirait comme de la tourbe ? Et la bêtise d’hier serait plus digeste que celle d’aujourd’hui ?

Ces livres gonflés de pus, Alberto Manguel les a-t-il accueillis dans sa bibliothèque ? Leur consacre-t-il un emplacement spécifique comme en médecine, les études de tératologie ? Ou les insère-t-ils parmi des auteurs qui, sans idéalisme ni soif d’amasser les faveurs de la foule, ont affirmé que les fiels de toute sorte sont des passions méprisables ?

Qu’elle soit millénaire ou de la veille, la laideur humaine se combat à l’identique ; et plutôt que de lui accorder, ne serait-ce que trois centimètres sur une étagère, je donnerai tout l’espace de ma bibliothèque à ce qui commémore la beauté et la prodigalité de nous.








dimanche 25 février 2018

Vie de Bastien Larampe


Il jouait à la pétanque le jeudi, en milieu d’après-midi, avec trois, quatre ou cinq personnes qui le conseillaient pour placer ses boules. Quelques mois plus tard, après avoir essuyé plus de défaites que de victoires, il s’inscrivit à La Godasse, une amicale de marche, pour des promenades deux dimanches par mois, en forêt de Rambouillet ou dans la Vallée-aux-Loups. La succession des champs, le chant des oiseaux, l’humide fraîcheur des lisières, les commentaires des randonneurs le lassèrent ; il les quitta pour Vive la vague, un club de voile regroupant une vingtaine d’étudiants qui s’entraînaient le samedi à la base nautique de l’Hautil, sur un lac artificiel creusé dans une butte où le vent s’engouffrait. La technicité de ce sport, le choc et la fréquence de ses chutes dans l’eau, la compétitivité entretenue par les autres, sa combinaison qui l’irritait à l’entrejambe et la distance à parcourir à pied jusqu’au parking finirent par le rebuter.

Après ces activités physiques, il voulut pratiquer quelque chose de plus esthète. Pendant un an, il prit des cours de guitare avec un ancien premier prix du conservatoire de Lons-le-Saunier. Son assiduité et son volontarisme lui permirent, chaque fois qu’il passait une soirée en famille ou auprès de ses amis, de leur jouer l’intro de Stairway to heaven.

Avec ce que la satisfaction exalte et pousse à renchérir, il s’essaya au piano. Dérouté que cet instrument possède davantage de touches que l’autre n’a de cordes, il se détourna de la musique pour les échecs, où il fut meilleur qu’ailleurs : sa capacité à anticiper les coups de l’adversaire, conjuguée à sa rationalité scientifique, le mena en demi-finale du tournoi de Pontoise, où il fut battu par un adolescent originaire de Corée du Sud, que son père adoptif, l’ayant sorti d’un orphelinat de Séoul, présentait comme un futur Grand Maître.

Ce nouveau revers l’orienta vers le rôlisme : entre amusement et rituel, observance et subversion, il acheta un glaive, une cape de bure et une gourde en peau dans un magasin de folklore médiéval puis se rendit plusieurs fois à des agapes célébrées dans les catacombes ou en forêt, sous un dolmen. Ignorant l’ésotérisme, il se sentit étranger à cette foule déguisée qui en savait plus que lui. Son arme claquant sur la cuisse, il rentra chez lui un soir où on refusait de lui expliquer ce qu’est l’hypocras. 

Les semaines qui suivirent furent des semaines de malaise ; il en conclut que s’affubler d’un costume de chevalier ne suffisait pas à son bonheur. Afin de se divertir sans se troubler, il alla tous les mardis à L’Oya, un bar à jeux qui servait des jus de légumes. À ceux de stratégie, malgré de l’aisance et de la réactivité, il fut battu par les habitués qui semblaient risquer leur vie sur le plateau ; quant à ceux de culture générale, bien qu’il ait lu des dizaines de livres, il fut devancé par ceux qui, connaissant déjà les réponses, les débitaient sans plaisir.

Il entreprit alors quelques parties de poker au sous-sol d’une brasserie tenue par deux frères autrefois condamnés pour détention d’armes : l’ambiance confinée du lieu et son penchant à l’avarice lui faisant craindre de perdre de l’argent, l’en éloignèrent.

À près de quarante-cinq ans, dépité de ne s’épanouir nulle part, il choisit un sport où l’âge est un atout : le marathon. En plus de courir quinze kilomètres trois fois par semaine, il changea d’hygiène, mangea du riz, du blanc de poulet, des biscuits vitaminés, acheta un short anti-frottement, régla son quotidien sur ses entraînements, fit la sieste et pour éviter les courbatures, chaque vendredi, il se rendit chez sa voisine, une masseuse retraitée qui continuait d’officier pour des tarifs avantageux. 

Un dimanche matin, au stade Franck Sauzée, une femme qui comme lui faisait des longueurs de terrain, le salua. Longiligne, aux cheveux roux qui frisaient, les yeux fins et vifs, plus de charme que de beauté, attirante et même davantage malgré des dents noires : la vigueur qui émanait d’elle plut à Bastien ; et ayant passion commune, ce fut facile de discuter.

L’automne d’après, au marathon de Reims, ils s’élancèrent ensemble sur la ligne de départ. Quarante-deux kilomètres plus tard, il trouva une sorte de gloire de franchir la ligne avant elle. Tous les deux en sourirent.

Récemment, on les a vus courir autour du lac d’Eaubonne, en menant devant eux une poussette où s’ébattait une petite fille.