jeudi 14 mai 2015

Sept fois sa langue dans sa bouche


      Cette semaine, en passant devant un kiosque à journaux, j’ai vu un magazine littéraire qui consacrait sa une à la bêtise ; et sur la couverture défilaient les écrivains qui avaient dénoncé celle-ci dans leurs œuvres : Erasme, Molière, Flaubert, etc. La bêtise est un thème universel et inépuisable. Elle terrifie autant qu’elle amuse. Cependant, elle est souvent amalgamée. On la confond avec l’ignorance, la lenteur, l’asocialité ou l’erreur. Quelqu’un qui tarde à répondre à une question passera vite pour un idiot ; de même, s’il fait un lapsus ou se trompe sur un monument ou un événement de l’Histoire. En revanche, l’impulsivité, la radicalité, la fulgurance à répondre et toutes les violences ne s’apparentent pas à la bêtise. On s’indigne, on s’effraie ou on s’indiffère d’une colère mais on n’en rigole pas. Ainsi, la lenteur et la bêtise seraient sœurs. Les hommes symbolisent celle-ci avec des animaux mous, poussifs, qui rampent et bavent. Avez-vous fait l’éloge des escargots ou des limaces ? Avons-nous déjà célébré l’âne ? Ces bêtes ont la même réputation que les hommes qui sourient sans comprendre.                                                                                                      

     La bêtise, puisqu’on parle d’elle, se laisse-t-elle circonscrire ? N’est-elle pas ample et variée, cette sombre passion que tous les hommes blâment ? Si vous voulez plus que lire ce texte, prenez la plume et répondez à ma question : où commence la bêtise ? Un seul regard, une seule phrase, un seul geste suffisent-ils pour décréter :  « c’est un crétin » ?  Les érudits jugent vite ; donc, ils préjugent vite. Combien de fois, alors que j’étais dans une soirée avec des gens de mon âge, qui s’estimaient cultivés parce qu’ils avaient lu deux trois livres de sociologie, je les ai entendus déclarer que les Français étaient décérébrés ? Dans leurs voix, le mépris résonnait plus que mille carillons sonnant midi. Celui qui connaît la littérature et les arts se sent souvent supérieur aux autres. Cette sensation ne suffit pas ; elle s’affiche, s’officialise, se dramaturgise. Ah, je tiens quelque chose : la bêtise, c’est quelque chose qui se proclame, qui n’a pas honte et qui prend la pose, à l’inverse de ce qu’elle est.

      Nous sommes tous lacunaires, hésitants, dogmatiques. Ainsi, nous avons tous notre part de méconnaissance, de maladresse, d’intempestivité et celui qui se prétendra toujours intelligent, toujours sagace, sera plus jobard que n’importe qui. Tant qu’on reste humble, on se tient à l’abri. Oui, l’idiotie est un orgueil, elle déploie des ailes risibles, elle aspire à l’éden alors qu’elle pue l’enfer, elle exhibe des fleurs alors qu’elle cache des charognes, elle profère « je suis fiable » alors qu’elle longe le vide sur une planche qui grince.                                    

      La bêtise qui se tient à l’écart n’est pas de la bêtise. Appelons cela ignorance, béance, incompréhension, malentendu, lenteur, frayeur, crispation, préjugé, hostilité ; la bêtise ne surgira que lorsqu’elle se publiera. Elle est une protubérance. Tant que l’erreur se circonscrit à soi, elle n’a rien de répréhensible mais dès l’instant où elle plastronne, elle enfle en un je ne sais quoi de figé et ce je ne sais quoi n’est rien d’autre que la bêtise.