mercredi 30 novembre 2016

Une légende...


 

Quand le roi Vassilis Mythos mourut, son peuple le pleura tellement que le deuil national fut décrété pour trois mois. Pendant ses vingt-deux années de règne, ses choix politiques en avaient fait un souverain estimé par la plupart des habitants : et bien qu’il eût plusieurs ministres et des conseillers d’état qui, suite à des divergences diverses, devinrent ses premiers opposants ; bien qu’il prît des décisions contestables, notamment à l’international, face à des pays qui ne méritaient pas autant d’indulgence ; et bien qu’il œuvrât envers les chômeurs avec une générosité qui occulta la précarité de ceux qui, tout en ayant un métier, ne gagnaient pas assez d’argent pour mener une vie sereine ; il n’y eut, dans les heures suivant l’annonce de son décès, que des éloges et des vénérations.

Ceux qui l’avaient côtoyé racontèrent des anecdotes édifiantes, propices à le mythifier ; quant aux autres, qui avaient retenu de son action publique ce qu’ils avaient voulu en retenir, ils le louangèrent, le remercièrent, le comparèrent à un dieu, etc. Et ils se mortifièrent autour du palais royal ou chez eux, en murmurant les plus belles phrases de ses discours. À l’unanimité, on l’encensa, sauf un homme qui, à près de soixante-cinq ans, ne s’était pourtant jamais senti exister. Un habitué de l’ombre, qui figurait au deuxième plan sur les photographies officielles. C’était son fils, Vassilis Adiégésis, qui avait longtemps supplié le ciel de s’asseoir vite sur le trône occupé par son père avant de se décourager de sa santé de centenaire. Mais la vigueur de celui qu’il sollicitait par des « souverain si grand si proche » le blessait. Il n’avait pas hérité de son éloquence, de son intègre curiosité pour les gens et surtout, l’ardeur et la permanence avec lesquelles il avait promu les arts le déroutait jusqu’à le rendre nauséeux.

C’est pourquoi il convoqua Tophasia, le conteur du royaume ; et sans lui exprimer ce qu’il éprouvait, il lui fit comprendre, dans un bref entretien, qu’il le congédiait. Tophasia avait écrit L’aventure des cinq sœurs, La dernière montagne, Promenade des chats et des souris, Dialogue sur la lune, Le géant d’Istakaria, La citadelle de brume, Lamédia et son chien, Les oliviers dans le ciel, La vipère amoureuse, Le temple invisible, Un arc-en-ciel sur la main, Les frères du voleur. Sa renommée surpassait celle de l’ancien roi. C’est d’ailleurs lui, en conseiller plus écouté que les autres, qui l’avait exhorté à promouvoir les arts en lui suggérant de fêter, au printemps, un mois entier, la Poésie.

Adiégésis le craignait tant qu’il ordonna à Ricid, un tueur à gages qui ne travaillait que trois fois par an, de le faire taire pour toujours. À cause du prestige de Tophasia, il exigea un cachet supérieur à ses contrats ordinaires, ce à quoi le nouveau roi consentit : « Mais tu dissimuleras en mort naturelle. »

Moins d’un an après son assassinat, sur décret, la fête de la Poésie fut supprimée, les peintures de rue interdites, les salles de cinéma et de concert fermées. À l’école, la lecture des contes fut suspendue ainsi que celle des fables, des mythes antiques, des paraboles. La stigmatisation de l’imaginaire fut institutionnalisée. Rapidement, toutes les formes de créativité disparurent ; et de symboles ni d’allégories on ne parla plus. Le règne d’Adiégésis fut marqué d’une tyrannie des plus féroces et des plus régressives.