mardi 12 mars 2013

Un montagnard


                      

Méran n’avait jamais vu la mer ni Paris ni Toulouse

Mais il savait tous les ciels de Chamonix.

«Il neigera avant midi» ou «éclaircie à l’aube»

Annonçait-il et il n’était jamais contredit.

Son regard était haut. Il ne se détournait pas des hommes,

Il fixait d’instinct les montagnes.

On voyait en Méran un silencieux

Mais il commentait les vents et les nuages

Avec poésie de science.

Ses amis n’étaient pas montagnards. Il menait pas intime

Et malgré l’immensité des jours et des nuits,

Malgré les montagnes qui, crocs d’horizon,

Se dressaient au-dessus de Chamonix,

Il avait affection pour ce vertige sauvage

Comme on caresserait le museau du diable.

Le Tacul, le Mont Maudit, le Mont Blanc

Lui semblaient blanc et doux pèlerinage;

Sur son rocher noir, le refuge des Mulets

Paraissait offrir l’hospitalité des nuages.

Les Jorasses, qui de tous faisaient la frayeur,

Etaient sa verticale merveilleuse,

Son à pic pur et glacial. Méran voyait une mer

Pierreuse et ridée dans le glacier de Chamonix;

Quant à Vallot, il s’attendrissait de ce refuge

Où s’amassaient tous ceux qui avaient renoncé.

Mais de frayeur nulle part. Il étudiait l’orage,

Les crevasses, les éboulis, les avalanches

Qui le laissaient attentif et scrupuleux.

Il savait les intensités de la pluie,

Les stries, les éclairs, les brillances de la neige,

L’obscurcissement du ciel et l’obscurité souterraine

Des trous, l’écoulement mystérieux de l’eau.

Dans cette nature il ne trouvait fureur, péril,

Aventure ni même une contemplation.

Il ne questionnait pas: «pourquoi le Mont Blanc?»

Ce n’était pas son miroir ni sa quête.

Aucun défi de grandeur ou de record

Et il méprisait les drapeaux plantés sur les sommets.

D’ailleurs, il ne gravissait pas: comme une pudeur

Le maintenait loin de ces montagnes

Qui prenaient tout son regard. Craignait-il, en s’approchant,

D’être enfin fasciné? De devenir ambitieux à leurs pieds?

Et s’inventant un destin d’alpiniste,

De ruer à la cime, assoiffé de la surmonter?

Sur les chemins ou autour des lacs,

Il ne saluait ni les randonneurs ni les gardes.

Le hérisson


                                                               

A l’entrée du champ, le hérisson. Farouche

D’y entrer et reniflant l’herbe.

Pressentant présence, il n’avançait;

Ne voyant personne, il s’agitait.

Il dansait (si les hérissons dansent)

Mais sa danse était brusque et sa scène étroite.

Dès qu’il approchait du champ, il reculait.

De là une étrange errance

Qui le faisait tourner autour de quelques herbes

(Avec son museau traçait-il un cercle?)

Or, il s’affairait trop pour se divertir:

La peur animale est sœur des peurs humaines.

A rester hors du champ, il nous ressemblait

Quand nous tardons sur le seuil; et il tournait.

Pour menace un champ, pour refuge une touffe:

On s’abrite aussi dans des lieux infimes.

Mais il était dehors où seuls les morts se figent.

A petits flairs, le hérisson s’approcha

Et soudain, il fut dans le champ.

Le jour grandissait. Le ciel brillait d’un éclat

Qui annonçait un après-midi de canicule

(Introduction au soleil terrible).

Dans cette clarté, le champ était un à peu près de clairière,

Passage entre la forêt profonde et un chemin

Que les randonneurs prenaient pour monter au col.

Le hérisson venait de la forêt. Pas de meilleur lieu

Pour la nuit où, sur un lit de mousse, il avait dormi

D’un vif sommeil qui l’avait fait rêver.

Mais ce matin, après la peur, il flairait dans le champ

Eclairé d’un soleil dont la lumière

Semblait mêlée à une eau de glacier.

Il ne tournait plus, il avançait. Rond, compact et court,

Il avait affinité avec l’humus:

Les hérissons sont enfants farouches

De la terre; à l’opposé, les corbeaux qui atteignent

Le Mont Blanc; et tant de faune à l’entre-deux.

Il arriva au milieu du champ et dans un creux

Où la rosée (douce et fine pluie du silence)

Etait tombée, il se délecta.

Il n’avait pas soif mais il but heureux

Et ses noirs petits yeux ronds brillèrent.

A cet instant, venant de la route et entrant dans le champ,
 
Un tracteur l’écrasa.