jeudi 27 décembre 2012

Un précaire


                                                           Erwann

D’un abri qu’il sollicitait pour la nuit,

Comme on s’en va quasi en pleurs demander un amour

Il était repoussé. Ses mots étaient courtois

Et il les murmurait, même auprès des bénévoles

Qui se vouent à l’entraide. Au plus froid de la nuit,

Il gardait cette voix de prière et coupable,

Brisé par les regards, les yeux détournés, les mutismes.

Il marchait, cherchait, interpelait pour survivre.

Il s’appelait Erwann. De Bretagne il ne s’affiliait à rien

Ni de Paris, Perpignan, Marseille ou ailleurs.

ll chantait quand le ciel était blanc. Alors, les hommes

Lui semblaient pacifiés comme un peuple alenti

Et il commençait, à l’entrée des gares

Ou sur le parvis des monuments, une complainte

Car il n’avait rythme que pour les chansons tristes.

Qui a décrit ses journées? Avant l’âpreté de l’ombre,

Il faisait face à l’âpreté du jour,

Plus puissant que le museau du diable et les rayons

L’indifféraient. Du soleil il disait «foutre»

Et des banquiers il s’amusait avec un crachat

Mais la douleur gonflait. Avec le crépuscule

Venait un frisson qui toujours vivifiait la peine

D’être à la rue. Erwann s’habituait à l’horreur du dehors

Et bien qu’il réclame un foyer pour quelques heures,

Il espérait un feu qui s’affaisse, éploré

Parmi les clochards morts sous un pont. Où saisirait-il

La chance ainsi qu’on empoigne un bouquet d’amaryllis?

Son murmure était triste. Il suppliait. Erwann errait

Et sa voix même était une errance. Il s’effrayait

A quémander.  A la nuit tombée, quand le froid

Devenait sombre, il voyait le ciel comme un crâne

Et pendant que les fenêtres s’éclairaient, seul dans l’ombre,

Il prenait peur de la désertion des coeurs.

Qui lui accorderait un peu plus que compassion?

Qui après un sourire, un attendrissement

Se consacrerait, pour un soir ou plus, à cet homme qui puait?

Qui aurait charité immédiate et viscérale

Pour cet inconnu qui se tordait dans le noir?

Erwann avait peur, il savait que l’exil vient de peu.

La nuit grandissait, le froid grandissait et le silence.

Exilé dehors, il chercha un lieu qui l’accueille

Mais on ne peut toujours chercher: il s’épuisa

Et son épuisement fut moindre effroi. Erwann avait eu peur

Tant qu’il avançait pour un sommeil au chaud

Mais il n’avait que refus ou porte fermée.

La fatigue amène un répit dans l’horreur;

Il se mit sous l’auvent d’un magasin de sport

Où le vent ne s’engouffrait pas. Là, il s’enroula

Dans son duvet, contre la vitre, immobile.

Fixité qui semblait entrée dans la mort

Comme autrefois les Ames se figeaient sur le rivage

Mais il s’endormit. Repos? Trève? Apaisement?

Il dormit. Le lendemain, avant que la rue s’anime

(Les métros ébranlant la vie souterraine,

Les boulangeries ouvrant à l’aube)

 Erwann était déjà parti. Auvent déserté,

Pas de présence alentour. Sa loque de sommeil

Qui se brise avant l’éveil de la ville,

Comme on se cache honteux de tout ce qu’on est

Pendant que la fierté de l’univers s’éveille.

Il s’était levé dans la glace de l’aube

Et les derniers instants de nuit furent errance.

Erwann traîna dans un parc, à quelques pas

De la mairie. L’air mordait mais il ne sentit

Que la béance du monde. Un camion d’éboueurs

Passa à sa gauche; il aperçut devant lui

Un carrousel d’autos pour enfants et dans le ciel,

Il ne perçut qu’un lever poussif, clarté laborieuse

Qui jamais se hâtera pour jouir aux hommes.

Et désœuvré, amer, il scruta le jour qui venait.  

 

mercredi 19 décembre 2012

Vive le street art


Pour Invader

Il posait la nuit des mosaïques.

Clandestin de l’art, il sortait à minuit

Quand un premier Paris s’endort, laissant règne aux ombres

Et la mutine intimité des rues.

Les murs l’attendaient. Comme une mer, la ville

Se dresse et défie; et nous avons soif de graver

(Pas de plus haut désir qu’écrire sur les vagues). 

Il n’errait pas. Son chemin était volonté

Et connaissance, il savait Paris, le Paris des angles

Et des coins, des étrécissements, des portails obscurs

Mais il voulait un lieu qui frappe au regard, un soleil anonyme

Que les contemplateurs crispés découvrent

Dans un morceau de colonne ou sur un quai de train.

Il ne cherchait personne. Au sein de tant de nuit,

A qui donner rendez-vous? Les restaurants

Avaient fermé les yeux et les bars bâillaient.

Pour tous venait la fatigue; on rentrait.

La ville aussi s’allongeait pour dormir

Et dans le ciel se répandait le grand sommeil du Très Tard.

 

Ce soir-là, il s’arrêta au pied d’un immeuble,

A quelques pas de l’escalier montant rue des Artistes.

Ayant posé l’échelle au mur, il s’y hissa.

Là, il enduisit un petit pan de mur

(Maçonnerie nocturne et diligente)

Puis il ficha, minutieux et recte,

Des mosaïques bleues, jaunes et argentées.

Il travailla vite. Interdit d’ajourer

Les murs publics; la police ignorait son art.

Elle rôdait, en rondes de nuit idiotes

Que Rembrandt, vif dans l’ombre et puissant, méprisait.

Mais la nuit fut son mécène intime

Et il eut pour spectateurs

Les adorateurs tardifs et souverains.

Il créa confidentiel et fulgurant.

Impossible retouche, impossible rajout;

Les petits carreaux de mosaïque étaient fixés,

Nouvelle et discrète empreinte dans Paris.

L’oeuvre achevée, il descendit puis s’en alla,

L’obscurité trop forte pour observer:

Il reviendrait de jour.

Au matin, quand le soleil éclaira la ville,

On vit briller sur la façade, au-dessus du portail,

Une grande araignée pattes déployées.  

 

vendredi 7 décembre 2012

En guise d'accueil...

Bonjour, hello, bienvenue


A tous ceux qui, par hasard ou non, viendront sur ce blog!

J'y ai mis quelques extraits de textes écrits au cours des dernières années, tant dans la poésie, le théâtre que dans le genre romanesque.

En espérant que vous preniez le temps de les lire et que vous fassiez part de vos impressions, suggestions, etc...

Cordialement d'avance,
Gabriel.

dimanche 2 décembre 2012

Pour Van Gogh



Un mois dans les couloirs de Saint-Rémy un an,

Il a choisi l'asile l'automne.

Face au feu des morts nombreuses qui grandit,

Ailleurs!

La maison qui sauve pour un envol de feuilles

Tant de matins qui l'ont tiré de la nuit comme si l'aube

L'étranglait.

Vingt ans que le soleil l'effraie vingt heures

Où les rayons se pétrifient dans sa tête

Et tous les exils seront clarté.

Plus jeune, il reniait les flammes

(Brûlée, sa main pour prouver la force

De son amour)

Mais la fureur lui devint familière

Et il sangla son cœur au soleil. Nouveau fils du feu,

Il lui fit offrande

D'hystérie et de peur.

Il peignit jusqu'à manger ses peintures.

Une saison à Saint-Rémy une raison

A redresser mais ses ciels s'arrondissaient

Et ses squelettes fumaient. Ni rai ni perron d'hospice

Le sauva. Dans les rues, les jardins, les champs, les chambres,

Il emmenait toujours le soleil avec lui.

Un passage à Saint Rémy un voyage

De violence immobile

Jusqu'à s'illuminer.

Il sentit dans son dos se dresser les taureaux de fer

Et frappa dans l'escalier férocement.

Mais le soleil régnait. En quittant Saint-Rémy,

Il avait un nouveau frère

Qui fut plus fort que Théo

Et l'emmena dans les champs de blé mourir. 


 

Pour Maman


C’est doucement in utero que Maman,

Pour la première fois, m’a parlé de poésie.

Elle m’a dit des mots blancs et merveilleux

Et comme une neige a dansé à mes oreilles.

J’étais dans son ventre,

Vivant de la vie minuscule des fœtus,

Et pourtant je percevais sa voix

Evoquant les écrivains qu’elle aimait.

Du fond de ma conscience prénatale,

A entendre les noms d’Ausias March, Neruda

Et Federico Garcia Lorca,

Je sentis dans la voix de Maman

Tant de passion et de fierté 

Que je fus ébloui. En dire plus

Je ne pourrai pas : tout fut lumière.

D’autres noms encore me parvinrent,

A chaque fois clamés et ardents ;

Et là, bercé et blotti dans la blancheur de son ventre,

Je continuai d’écouter.

 

Des sourds


                                                                            

                Je me souviens d’un soir d’été, en Grèce, à Athènes, avec mes parents, dans un restaurant situé au bas du Parthénon, sur une grande place blanche. La nuit était tombée, il faisait chaud mais une chaleur agréable, proche de la fraîcheur, avec un vent infime qui flottait dans l’air, comme une très douce brume. La place était remplie de tables, que se partageaient plusieurs restaurants. Je ne me souviens plus du nom de notre restaurant ni de ce qu’on y a mangé. Je sais que les tables étaient blanches et que des grands bacs à fleurs marquaient les limites du restaurant. De quoi avons-nous parlé ? Je ne m’en souviens pas. Nous étions tranquilles, mes parents ont beaucoup souri au cours de la soirée; mais malgré tous mes efforts pour me souvenir, je ne retrouve rien. Ce furent des instants agréables, voilà la saveur que j’en garde. En revanche, j’ai en mémoire l’arrivée d’un groupe de sourds dans notre restaurant, à trois tables de la nôtre, peu après dix heures. Ils étaient sept, trois femmes et quatre hommes. Ils se sont assis et ont commencé à parler en langue des signes. Dès que je les ai vus parler avec leurs mains, j’ai ressenti un plaisir semblable à une ivresse. Leurs gestes, leurs poings se fermant et s’ouvrant, leurs doigts s’écartant et se pliant, leurs regards, leurs sourires, leurs stupeurs m’ont plongé dans une sorte d’hypnose heureuse. Cette soirée remonte à dix ans mais, encore aujourd’hui, dès que je vois des sourds parler leur langue, j’éprouve la même sensation. Ce qui me surprend, c’est que, lorsque j’en fais part à d’autres gens, ils me disent qu’ils n’éprouvent pas ce plaisir. Comment expliquer cette envie de m’abandonner ? D’où me vient cette fatigue si paisible ? Les sourds détiennent-ils le secret du sommeil ? Après tout, les médecins endorment leurs patients en leur faisant fixer un cercle noir et blanc qui tourne. Avec leurs gestes, les sourds ont peut-être cette même force à envoûter. Envoûter, voilà le mot exact. La langue des signes m’envoûte, comme quand on s’émerveille devant un spectacle. Ils parlent entre eux, unis par leurs mains et leurs yeux et moi, qui les regarde, je me sens complice avec eux. Peu importe que leur conversation m’échappe car je suis là, témoin de leur ferveur et, en écoutant le frottement de leurs paumes, un rythme profond me berce. Une féerie se dégage de leurs doigts, un mystère s’échappe de leurs bouche:avec leurs corps, ils font de la musique.                                            
Les autres musiques me transportent différemment. La langue des signes m’apaise, m’invite à la sieste de l’esprit ; c’est une sensation que je ne ressens qu’avec elle. Le classique ou le rock me fait transir d’une autre manière. Là, pas d’envie de sommeil. Je recherche une ivresse nerveuse, où mon coeur danse comme un cheval qui s’emballe. J’ignore comment la musique peut provoquer en nous de telles émotions. Ecoutez La sonate au clair de lune, de Beethoven, et le monde vous apparaîtra morne, vous dénicherez partout de la tristesse, une paresse triste vous prendra l’âme et vous fera douter de la nécessité de vivre. Quelques minutes après, écoutez Sous le soleil de Bodega, des Négresses vertes, et la joie vous sautera au cœur, tout vous paraîtra beau, tous les hommes vous sembleront bons ; crédules et festifs, vous danserez en chantant les paroles de la chanson. La musique a ce pouvoir de frapper jusqu’au plus profond de la chair. Il suffit de quelques notes pour nous transir : Les premières notes de la mélodie d’In the mood for love ou de la Première Gnossienne d’Erik Satie vous jettent dans une mélancolie profonde, tandis que l’ouverture de Pierre et le Loup, de Prokofiev, vous fait sourire à la vie. Cela fait de la musique une puissance incomparable. Dans le passé, dans les batailles, quelles armes utilisait-on en premier ? Des instruments de musique. Des cors, des tambours annonçaient le début des combats. Avant de se percer à la baïonnette, les soldats s’affrontaient à coups d’hymnes et de cris. Alors, la musique devient meurtrière, tant elle exalte la violence. Un écrivain d’aujourd’hui, Guignard, a écrit un livre qui s’appelle La Haine de la musique ; il y note que la musique fut la complice des dictatures et des massacres perpétrés au vingtième siècle. Il a raison, elle peut dérégler l’âme, la remplir d’une haine éruptive et la faire enfler en rage sanguinaire. Les autres arts ne sont pas si mortifères. La peinture, la littérature, la sculpture sont de mignons chatons en comparaison à la musique. Un tableau happe la vue, donc le cœur, mais il ne vous atteint pas si brutalement. Quand je vois La Vénus au miroir de Titien, le désir m’envahit mais je ne vais pas plus loin que de la désirer. Je n’en fais pas un être réel, que je pourrais rencontrer et séduire. De même, les toiles sombres de Goya me font frémir mais elles me laissent indemne. Les sabbats, avec le Grand Bouc, les sorcières volant en cercle, les deux hommes s’affrontant dans le sable, la foule défigurée en pèlerinage à la fontaine Saint-Isidore, le colosse ravageant les troupeaux et les calèches, le chien fixant l’horizon jaunâtre, la bouche noire et béante de Tio Paquete : toutes ces scènes sont stupéfiantes mais elles n’égarent pas. Nous, spectateurs, nous effleurons l’horreur ; nous voyons des visages tordus de souffrance, des êtres mystérieux et tristes, des animaux désoeuvrés, des démons fiers ; cependant, nous ne leur tenons pas la main. Quand je contemple le chien de Goya, je le contemple de loin. Il est seul à scruter de son œil rond le néant jaune qui se dresse devant lui. Parfois, dans les musées, certains visiteurs s’évanouissent face à un tableau : leur cœur se précipite, leurs jambes tremblent, leurs émotions sont si violentes qu’ils tombent à terre, comme si le tableau les avait foudroyés. Ils transpirent, s’hébètent, suffoquent, perdent conscience. Aussitôt, les gardiens les emmènent hors des salles d’exposition; et c’est lorsqu’ils se retrouvent dans une pièce aux murs nus qu’ils reviennent à eux. Leur émotion s’atténue puis disparaît. Le choc causé par la contemplation du tableau cesse. Les médecins ont appelé ce vertige le syndrome de Stendhal. Il est très rare et, s’il est nocif, il n’est pas belliqueux. En revanche, la musique possède le sombre privilège d’attiser la fureur. Le partage-t-elle avec la littérature ? Difficile de répondre. La littérature va plus loin que la peinture car elle est plus vaste. Un tableau ne saisit qu’un fragment de l’homme; elle fige une scène. Aussi magnifique soit-elle, elle est vouée au ponctuel. Giorgione peint un jeune homme tenant sa tête dans sa main droite, le regard désenchanté, et dans sa main gauche une mandarine, pendant que, derrière lui, un autre homme ébauche un sourire; Longhi peint un groupe réuni sur un gradin en bois, ils sont huit, un jeune homme en habit rouge qui fume la pipe, un homme en cape portant un masque blanc et coiffé d’un tricorne, ayant à sa droite une femme qui tient du bout des doigts un éventail, tandis qu’à côté d’elle, un homme entre deux âges mais déjà les cheveux blancs, regarde sur le côté d’un air bienveillant, sans prêter attention à l’homme qui, devant lui, tend un fouet, alors que, derrière eux, deux femmes et une jeune fille, et au premier plan, sur la scène, un rhinocéros. Garouste peint deux aveugles, l’un vêtu d’un costume jaune, s’appuyant sur un âne pour avancer, l’autre en chemise blanche et pantalon noir, brandissant un miroir, et suivant son ami dans la nuit. La peinture ne fait pas davantage, elle ne peut pas s’amplifier, prolonger un mouvement ou montrer ce qui suit la scène. La littérature a là un atout indéniable. Dans un livre, on suit le parcours des personnages, leur ascension, leur chute, leurs doutes, leurs espoirs, leurs régressions, leurs efforts. Les phrases ont leur cadence, les mots y résonnent comme des fragments de chansons, avec leur rythme, leur souffle et leur force mais ils ne sont pas chargés de l’envoûtement des notes de musique. La littérature n’est pas traître, elle maintient le lecteur dans la vigilance. Chaque mot est un rappel à la clairvoyance. Que fait-on pour réveiller quelqu’un ? On lui parle. Il n’y a pas dans les livres la possibilité d’abandon. Ils peuvent exalter, indigner, révolter, égayer, attrister, attendrir, agacer, troubler, épouvanter mais ils ne corrompent pas. La musique est donc le plus dangereux des arts. Comme elle atteint tout de suite l’âme, elle a sur nous une emprise capricieuse. Dans un cas, elle nous incite à la générosité et la tendresse, dans un autre cas, elle nous amuse, comme quand on chante des comptines aux enfants et, enfin, elle nous abîme, en nous rendant agressifs. Est-ce une raison pour l’interdire ? Jamais. Sans musique, la vie est un trou. Imaginez un arbre qui bouge sans frémir, un vent qui souffle sans siffler, un gong qu’on frappe sans qu’il retentisse. Emplissons nos vies de sons, de bonheurs sonores, de clameurs vastes, de murmures. Ce message s’adresse à tous. La musique profonde est une vibration, un tressaillement du corps et de l’esprit. Tout le monde la perçoit. L’univers est né dans une explosion, c’est-à-dire dans un cri, comme les hommes. Les galaxies, les étoiles, les planètes ont jailli de ce hurlement primitif. Certains l’appellent Dieu, d’autres Big Bang; quoiqu’il en soit, il s’agit d’une musique incommensurable. Les autres arts ne sont venus qu’après, avec les hommes. Ils sont plus jeunes mais tiennent moins aux viscères. Dans la nature, de grands concerts se jouent sans cesse : à la fin d’une chaude après-midi de printemps, le ciel qui gronde puis craque; les pluies violentes ou fines, une falaise qui s’effondre. Tout résonne ou chuchote. D’infimes animaux, comme le criquet ou la luciole, ont leur voix. Chaque oiseau possède son cri. De même, il y a des centaines d’annotations musicales pour désigner le ton auquel jouer une partition. Avons-nous tant de nuances pour le reste ? Non. Dès qu’on s’échappe de la musique, la langue s’appauvrit. Serez-vous surpris qu’un écrivain fasse l’éloge d’un art qui n’est pas le sien ? Moi, j’ai les mots, le musicien ses instruments. Nous n’écrivons pas les mêmes choses, il travaille pour l’oreille, je travaille pour l’âme. C’est là que la littérature reprend l’avantage. Franchement, pensiez-vous que j’allais couronner la musique ? La littérature est au-dessus de tout. Elle ne frappe pas aussi vite qu’une mélodie mais elle accroche plus longuement. Une mélodie ne chemine pas en nous ; en revanche, les mots nous accompagnent partout. On peut penser sans la musique mais on ne peut pas penser sans les mots. Hegel avait raison, qui disait que la pensée est indissociable du langage. Eh voilà, victoire finale pour les livres. Cependant, sans la musique, sans ce rythme profond qui respire dans nos têtes, que serait le langage ? Les deux sont alliés, les mots s’emplissent de souffle et les notes s’étirent en paroles. Pourquoi les séparer ? Pourquoi se livrer à un paragone ? Musique et littérature s’entremêlent dans la pulsation riche du monde. Voilà pourquoi j’aime parler de musique. C’est une espèce de sœur, qui m’aide à écrire. Elle me dicte une mesure, puis une autre puis une autre, jusqu’à ce que j’achève ma phrase. Ainsi, j’écris autant avec mes oreilles qu’avec ma main. Toutes les musiques ne m’aident pas. Certaines sont creuses à mon cœur ; par conséquent, je ne les écoute jamais.  En revanche, celles que j’aime, qui me transissent, je les écoute en continu, plusieurs heures d’affilée, comme si, à chaque écoute, il s’agissait d’une nouvelle chanson. Touched, de Vast, me transit : elle commence doucement, à la guitare, puis s’accélère, avec des voix d’enfants, avant de s’apaiser, dans les dernières notes; Face à la Mer, remixé par Massive Attack, est une complainte éblouissante. Quant à l’ouverture de Heart Filthy Lesson, de David Bowie, sur One Outside, c’est une merveille. N’étant pas mélomane, je serais incapable de dire quels sont les instruments qu’on entend. D’ailleurs, s’agit-il d’instruments ? En tout cas, ce que j’entends pendant la première minute de cette chanson m’exalte. En même temps que j’écoute, des images surgissent dans ma tête. Un visage d’ange rieur, une statue sans bras, un grand escalier blanc, un long couloir dans lequel des hommes patientent en silence. Aux premiers accords de la Première Gnossienne, je vois un vaste jardin, un jour plein de lumière, avec un couple de mariés assis sur des chaises blanches, entouré de leurs familles et de leurs amis. A l’écoute de Eyes of Truth, d’Enigma, des montagnes abruptes et couvertes de neige m’apparaissent. L’ouverture de Tannhaüser, de Wagner, fait défiler dans ma tête une grande rue que des gens traversent en courant car des coups de feu résonnent près d’eux : pourquoi ces musiques font-elles naître en moi de telles images ? Elles sont aussi des visions. A chaque fois que je les entends, les visions reviennent, identiques et, avec elles, la même émotion. Une certaine forme d’éternité s’abrite dans la musique car je ne me lasse pas d’écouter ces morceaux. Combien de fois les ai-je écoutés ? Cent fois, mille fois, peut-être plus mais, demain, je les écouterai encore, avec le même plaisir. Parfois, j’écoute la même chanson pendant plusieurs heures d’affilée, sans éprouver la moindre lassitude. Ce n’est pas la même écoute mais une nouvelle écoute, quelque chose d’aussi ardent, qui frappe mes oreilles et mon cœur avec la même intensité, comme si elle renaissait à chaque fois.

 

Chanson triste

                                                        Dernière D.
Si peu de jour
Pour tant de nuit:
C’est notre amour
Et toi qui fuis.
Pourvoir le ciel
Avec nos cœurs;
Ma vie en elle
Fut ma clameur.
Pour toi, nul cri
Poussé d’ivresse
Ou de défi.
Ce qui oppresse
Jamais ne sera nôtre.
L’amour aurait,
D’une aurore l’autre,
Visage d’été
Mais tu ne donnes
Que feu d’automne
A notre histoire:
Rieuse puis dérisoire,
Cristalline puis mauvaise,
Mutine puis offensante,
Souverainement scorpionne
A renier ce qui fut beau
Et contester ce qui fut fort,
Méchante et obstinée méchante
Comme si tu étais née
Pour blesser, fille du malaise
Et du désaccord.
Nous étions la promesse
D’un ciel que tu n’as pas su voir.
Je nous savais éloquents
Pour tous les hommes
Mais tu as fait de nos regards
Un rayon pétrifié.
Et œuvrant pour la mort,
A me blâmer d’avoir tardé
Pour tout te dire, ouvrant
Le fruit amer, tu laisses
Au vide ce que nous sommes.
Si peu de jour
Pour tant de nuit.
C’est notre amour
Et toi qui fuis.