mardi 20 octobre 2015

Vingt-cinq brièvetés

1.
Se taire est toujours préjudiciable.
 
2.
Le plus souvent, on commente en jugeant. Rares sont ceux qui se contentent de relater. La plupart d’entre nous ont le cœur commère. On raconte en y joignant le sel de notre éthique.
 
3.
La patience est une incertitude poussive travestie en sagesse.
 
4.
On commente l’horreur davantage que la splendeur.
 
5.
Une vie réussie n’est jamais pondérée. Pour flamboyer, il faut du feu. On ne s’exalte pas avec un cœur placide.
 
6.
Certes, il y a de la peur dans la parcimonie mais elle est avant tout une bêtise, une inconséquence, une étroitesse hargneuse et affolée.
 
7.
Je ne perçois qu’un bienfait dans la patience : elle nous familiarise avec l’idée de la mort.
 
8.
Il faut se malmener. À tout jamais sois pulsionnel.
 
9.
Déceler l’hypocrisie est un sport. Plus vous l’aurez mise à nu, plus vous serez rapides à la démasquer.
 
10.
Les hypocrites soucieux, dans une BA humaniste, de gagner la faveur de ceux qui se désintéressent de l’art, affirment que tout se vaut. Monstre du populisme. Goya est à chérir, Duchamp est à conchier. Disons-le simplement.
 
11.
Les philosophes qui ont écrit « l’étant est ce qui est, ne pouvant pas être le non-être puisqu’il est ce qui n’est pas non-être et, par conséquent, ne peut pas être la négativité de l’être car il est négativité de la négativité » ne sont pas des philosophes.
 
12.
Croire en la paix éternelle est plus estimable et fructueux que répéter les faillances et les violences qui nous dévorent depuis que l’homme est l’homme.
 
13.
Le seul hubris condamnable est l’hubris politique. Tous les autres flirtent avec la ferveur, le courage et la splendeur.
 
14.
L’utopie revient toujours. Elle est le luxe intermittent et indispensable du rêve.
 
15.
Fuyez les gens qui ne s’indignent jamais.
 
16.
Peut-on être heureux sans croire à l’éternité ?
 
17.
Pas de demi-aveux : on dit tout ou on ne dit rien. Tronquer, c’est tromper. Pas d’intimité rétractée ni de confidence incomplète.
 
18.
Intemporalité de La Boétie. À moins de cinq cents, nous prendrions possession de l’Élysée ; peut-être même qu’une centaine d’hommes agiles et déterminés suffirait. Mais quoi qu’on en dise, nous craignons le symbole. De là cette bizarre déférence pour un palais qui abriterait, prétendument, le premier des Républicains mais qui mène son quotidien à l’identique des rois du passé.
 
19.
Doutez des gens qui parlent souvent au conditionnel mais méfiez-vous de ceux qui parlent toujours au futur: « j’assainirai la Seine afin que tous les Parisiens puissent s’y baigner », « quand je serai président de la République, je mettrai un terme à la précarité », etc.  
 
20.
Les discours emphatiques piègent davantage ceux qui les écoutent que ceux qui les tiennent.
 
21.
Crier pour asseoir son autorité est toujours une défaite.
 
22.
On est tous le ridicule de quelqu’un. Tu te moques de moi ? Ton voisin se gausse de toi ; et mon voisin s’amuse de lui.
 
23.
Longtemps après Vauvenargues, Nietzsche rédigea des Aphorismes, qui sont cinglants mais vaniteux. Le vrai railleur est humble. Il dépeint le ridicule universel en s’y associant et je me sais, moi dans l’automne froidureux ou par beau temps, risible en ce que je fais et proclame. Il a, sans bon sens préalable, compris que l’horreur est de compartimenter. Il ne dira pas que les Russes ont leurs atavismes, que les Français sont ainsi, etc. Rien de pire que les pseudo-sociologues qui érigent, sans prétendre ériger, des a priori nauséeux. Or, Nietzsche fut un d’entre eux. Quand j’observe les hommes, je ne vois que des hommes. Des couleurs de peau ? Des origines de par le monde ? Des tonalités vocales qui diffèrent de celles qu’on a coutume d’entendre ? Des longues préparations culinaires auxquelles on n’est pas habitué ? Les diversités m’intriguent autant quelles m’indiffèrent. Le moraliste introduisant par « si tu es né à Naples...» ou « les valeurs de l’Occident se heurtent à celles de l’Orient » sera mon ennemi définitif. Tuer les milliards de consciences individuelles que nous sommes ? Les discriminer d’emblée comme si la différenciation était la plus précieuse des vigilances ? Pas pour moi.
 
24.
La démagogie, c’est l’imprécision.
 
25.
Vivre, c’est dissembler.
 
 
 
 
 
 

samedi 22 août 2015

Changeons de partition !


La symétrie est une damnation. Que d'opposition facile, que de brisure nette et inconciliable. Observons comme nous tranchons : le jour et la nuit mais ne voyons-nous pas de la clarté dans le ciel le plus noir ? Et où commence la nuit ? Je donnerai un milliard d'euros à celui qui saura baliser la frontière entre le jour et la nuit ; et surtout, n'évoquez pas le crépuscule, qui est une multitude de fragments de pourpre, d'ocre, de bleu, de violet et où le ciel se déchire en lignes de brouillard orange. De même, ne me parlez pas de l'aurore, qui se charge des premiers chants d'oiseaux mais pas des chants timides, pas des chants approximatifs qui ne seraient que des promesses de roucoulements ; les chants de l'aurore sont plus solennels et plus clairs que certains chants du cœur du jour. Non, ne riez pas à cette question : quand commence le jour ? Et quand commence la nuit ? Ont-ils seulement un commencement ? 
                                                                                                                                
Je raisonne à l'identique pour le corps et l'âme. Arrêtons-nous quelques instants sur cette rupture : le corps et l'âme. Que de clichés sur cette coupure. Le corps et l'âme : que la couturière taille net la robe qu'elle crée, soit ; qu'on fragmente notre identité en deux, non. Le cerveau s'incorpore à notre crâne, il loge en nous ; quoi qu'on en dise, il n'est pas ailleurs. Alors, pourquoi le placer au-delà de notre corps ? Pourquoi le sacraliser et le considérer comme le meilleur outil de l'âme ? Et qu'est-ce que l'âme ? Nous ne l'avons jamais localisée. Je ne la réfute pas ; ce que je réfute, c'est la différence. Notre âme, c'est notre corps et notre corps, c'est notre âme. Ils s'emmêlent comme un index se croise dans un majeur. Et cette rupture qui a fait la gloire de l'Occident pendant deux millénaires, que signifie-t-elle ? Ce n'est qu'une convention. 
                                                                                                              
Quelques penseurs et quelques spiritualistes ont jugé que nous étions disjoints. Peut-être qu'ils ont pensé : le ciel n'est pas la terre, le ciel est au-dessus et la terre est cruelle. De cette dualité géographique ils auraient façonné une loi sur les hommes: "nous avons un ciel et une terre". Et alors, ils ont séparé le corps et l'âme mais de même que le ciel est infini alors que la terre est une boule qu'on peut parcourir à pied plusieurs fois en une vie, ils ont amalgamé l'âme avec l'esprit, les ailes de la conscience, la somptueuse et terrible part de nous-mêmes qui échappe à la chair. Et nous voilà morcelés comme deux jumeaux arrachés l'un à l'autre.                        
Pas de plus grande supercherie que ce profond partage. Nous ne sommes pas dissociés. L'âme et le corps sont mêlés. Voici la seule loi que je retiens sur la condition des hommes. Aucun compartiment, aucune classification ni calibrage de nos destinées. Qu'est-ce que l'homme ? Une entité. Un ensemble, une globalité dont il n'y a rien à prélever. Pourquoi briser le diamant brut ? Pourquoi tailler le séquoia ? Pourquoi morceler le trésor que nous sommes ? Notre âme s'appelle corps et notre corps s'appelle âme. Réciprocité totale et permanente.


jeudi 14 mai 2015

Sept fois sa langue dans sa bouche


      Cette semaine, en passant devant un kiosque à journaux, j’ai vu un magazine littéraire qui consacrait sa une à la bêtise ; et sur la couverture défilaient les écrivains qui avaient dénoncé celle-ci dans leurs œuvres : Erasme, Molière, Flaubert, etc. La bêtise est un thème universel et inépuisable. Elle terrifie autant qu’elle amuse. Cependant, elle est souvent amalgamée. On la confond avec l’ignorance, la lenteur, l’asocialité ou l’erreur. Quelqu’un qui tarde à répondre à une question passera vite pour un idiot ; de même, s’il fait un lapsus ou se trompe sur un monument ou un événement de l’Histoire. En revanche, l’impulsivité, la radicalité, la fulgurance à répondre et toutes les violences ne s’apparentent pas à la bêtise. On s’indigne, on s’effraie ou on s’indiffère d’une colère mais on n’en rigole pas. Ainsi, la lenteur et la bêtise seraient sœurs. Les hommes symbolisent celle-ci avec des animaux mous, poussifs, qui rampent et bavent. Avez-vous fait l’éloge des escargots ou des limaces ? Avons-nous déjà célébré l’âne ? Ces bêtes ont la même réputation que les hommes qui sourient sans comprendre.                                                                                                      

     La bêtise, puisqu’on parle d’elle, se laisse-t-elle circonscrire ? N’est-elle pas ample et variée, cette sombre passion que tous les hommes blâment ? Si vous voulez plus que lire ce texte, prenez la plume et répondez à ma question : où commence la bêtise ? Un seul regard, une seule phrase, un seul geste suffisent-ils pour décréter :  « c’est un crétin » ?  Les érudits jugent vite ; donc, ils préjugent vite. Combien de fois, alors que j’étais dans une soirée avec des gens de mon âge, qui s’estimaient cultivés parce qu’ils avaient lu deux trois livres de sociologie, je les ai entendus déclarer que les Français étaient décérébrés ? Dans leurs voix, le mépris résonnait plus que mille carillons sonnant midi. Celui qui connaît la littérature et les arts se sent souvent supérieur aux autres. Cette sensation ne suffit pas ; elle s’affiche, s’officialise, se dramaturgise. Ah, je tiens quelque chose : la bêtise, c’est quelque chose qui se proclame, qui n’a pas honte et qui prend la pose, à l’inverse de ce qu’elle est.

      Nous sommes tous lacunaires, hésitants, dogmatiques. Ainsi, nous avons tous notre part de méconnaissance, de maladresse, d’intempestivité et celui qui se prétendra toujours intelligent, toujours sagace, sera plus jobard que n’importe qui. Tant qu’on reste humble, on se tient à l’abri. Oui, l’idiotie est un orgueil, elle déploie des ailes risibles, elle aspire à l’éden alors qu’elle pue l’enfer, elle exhibe des fleurs alors qu’elle cache des charognes, elle profère « je suis fiable » alors qu’elle longe le vide sur une planche qui grince.                                    

      La bêtise qui se tient à l’écart n’est pas de la bêtise. Appelons cela ignorance, béance, incompréhension, malentendu, lenteur, frayeur, crispation, préjugé, hostilité ; la bêtise ne surgira que lorsqu’elle se publiera. Elle est une protubérance. Tant que l’erreur se circonscrit à soi, elle n’a rien de répréhensible mais dès l’instant où elle plastronne, elle enfle en un je ne sais quoi de figé et ce je ne sais quoi n’est rien d’autre que la bêtise.

 

 

 

jeudi 19 février 2015

Démaquillé


S’essouffle-t-il, celui qui dit son essoufflement ?

De son regard publier l’étoile moindre

Ou les tremblements, sans froid ni effroi, de sa main ;

Non pas révéler ni montrer comme un panneau peint

La fatigue accrue mais décrire avec les mots les plus nus

Ce qui, en nous, va vers moins d’endurance ;

Affirmer, face à la ville qui veut rire,

Ce profil de falaise effritée ; sans forcer personne

À s’y brûler les yeux, afficher le portrait

Sans retouche ; ici, l’image où les deuils bien qu’ils soient loin

Ont survécu en un groupement de fantômes

Furieux d’apposer des sceaux parmi le brouillard ;

Là, cet abandon après tant d’orgueils, de postures,

Pour un bref couronnement dans les bars en vogue :

Ne laisserons-nous à l’heure où on faiblit

Qu’un fétu réprouvé du destin, une entaille oubliable ?

Ou aurons-nous, pour s’être évoqué au plus vrai,

Les voix de ceux qui avant nous avaient caché

Dans les matins d’hiver leurs réveils lourds,

Leurs pas ralentis dans l’escalier

Mais maintenant, comme on décernerait trophée,

À nos miroirs nous acclament !
 


 

vendredi 6 février 2015

Un provocateur ?






Depuis je ne sais combien d’années, Boileau a la réputation d’un péquenot. Il fut poète, fabuliste et théoricien de l’art mais dès qu’on l’évoque, une poussière le recouvre, comme quand on concède un attrait pour un chanteur démodé. Boileau fut expiatoire et il l’est encore. Il incarne le classicisme, la rigueur, la méthode, la raison, le cartésianisme ardent, la créativité zélée et bridée, l’assèchement de la métaphore. Bref, il passe pour un con. Quoi de plus risible que de dire « j’aime Boileau » ? Les passions artistiques sont aussi voraces que les passions politiques ; elles veulent des affirmations définitives : adoration ou répulsion, avant-garde ou passéisme, figuration ou abstraction, élitisme ou universalité. Ces querelles sont des tressaillements ; elles agitent l’artiste autant que tous les hommes, dès lors qu’ils sont confrontés à quelqu’un qui dénie la splendeur et la justesse des valeurs qu’ils défendent. Quoi qu’il en soit, Boileau amuse. Imaginez les biches qui symbolisent la mièvrerie, les adolescents habillés en noir qui représentent le diable, etc. De même, pensez à Nicolas Boileau, auteur de L’art poétique, qui est raillé comme un écrivain vieillot, partisan des lubies de l’Antiquité et qui prône un art pétrifié, à l’inverse des Modernes, si audacieux et iconoclastes.

Pourtant, Boileau mérite plus que ce qu’on lui donne aujourd’hui. Il a écrit des vérités sur l’art qui résonnent en moi plus que les strophes brumeuses de Mallarmé ou le discours de Saint-John Perse lorsqu’il reçut le prix Nobel de littérature. Certes, ces auteurs-là sont faciles à admirer. On se voue plus aisément au feu qu’à la pierre, on consacre davantage la colère que la dévotion, on encense la rébellion face à la discipline. Entre une caverne et une taverne, que choisirez-vous ? Qui, de l’intempestif ou du scrupuleux, deviendra votre ami ? Dans la subversion loge une gloire complaisante. Tout de suite, je pourrais aligner les insultes obscènes ou courir jusqu’à l’Hôtel de Ville puis pisser sur son parvis. Cet acte serait vite surinterprété, on lui associerait la contestation de l’idéologie capitaliste, de l’administration municipale. Mais pisser est simple. Duchamp avait ses pissotières ; à mon tour, je pourrais en déposer sur le perron des institutions publiques et politiques. Cette contestation offusquerait, comme quand un Australien a fait cuire des œufs sur la flamme du soldat inconnu, sous l’Arc de triomphe.

Scandaliser a la rationalité des sciences : on heurte vite un réactionnaire, un patriote ou un puritain. En revanche, l’éloge de hautes valeurs exige plus d’endurance que tous les sports. Mais elle n’a pas le clinquant de l’insolence. Lire Boileau s’apparente à un sacrifice ; ce poète prône le labeur, la méticulosité, la vigilance à tout crin, la méthode, la régularité, la relecture vétilleuse. Dans son Art poétique, il écrit une vérité qui s’est dégénérée en rigorisme : l’artiste travaille. Le poète ne défèque pas ses vers, le peintre ne vomit pas sa toile, le musicien ne crache pas sa musique. Tous, s’ils sont artistes, consacrent du temps à la création. Cette phrase est si banale que j’ai honte de l’écrire ; néanmoins, de nos jours, l’effort semble si opposé à la créativité que je l’assène comme si je mettais au jour une loi sur les hommes alors que j’enfonce un clou dans le mur.