lundi 17 novembre 2014

Vive Icare !


 
Qui n’a pas condamné l’hybris ? Cette rage à dépasser sa stricte condition d’humain, à s’affranchir de ce qui nous fait pauvres, limités, circonscrits à un corps et un regard ; ce sursaut, ni triste ni drôle, à considérer que le ciel, puisqu’il s’étend au-dessus de nous, pareil à une coupole, ne nous est pas étranger et, ne nous étant pas étranger, entretient avec nous une sorte de lien, de proximité positive et émulatrice, comme s’il nous invitait à nous hisser jusqu’à lui ; cette ambition nommée de cent façons selon qu’on la réprouve ou qu’on l’encourage, qu’on la repousse ou qu’on lui fasse un bel accueil, qu’on la perçoive comme un à-peu-près de vice ou comme une affinité avec la vertu ; cette force, négatrice ou transcendante, néfaste ou élévatrice, meurtrière ou salvatrice, pourquoi est-elle depuis tant de siècles blâmée ? Pourquoi devrions-nous tracer en nous une frontière étroite et pénible qui nous rappelle continûment que nous sommes petits, fragiles, précaires, que nos visages deviendront des crânes brunis à six pieds sous terre ? Pourquoi aurions-nous à entériner, dans la désagréable docilité de notre finitude, que nous n’avons pas la longévité des étoiles, ni même des arbres ou des tortues ? Qu’un philosophe m’explique pourquoi le désir d’occulter la mort est répréhensible. Qu’il procède avec tout ce que la sagesse aura de méthodique et de fructueux car je serai dur à convaincre.       
L’ataraxie des Grecs et le vide des Taoïstes m’ont toujours amusé ; à l’instant, ma pensée semblera immature à plusieurs d’entre vous ; d’ailleurs, on m’a souvent exhorté à m’apaiser, à jouir de l’humilité qui s’offre tous les jours (par un souffle de vent, un coucher de soleil multicolore, une visite de musée, une séance de cinéma avec des amis d’amis, un dîner à la crêperie). Néanmoins, je me sens aspiré. Est-ce le temps qui a accru en moi ce souhait brutal de vivre comme on part en chasse d’un trésor virtuel ? Pourquoi cette sensation frappe-t-elle de plus en plus en moi que le réel est étroit ? Etre submergé ne sera jamais fatal ; en revanche, se sentir détenteur d’une sève, une flamme, un pneuma, un orage en croyant avec davantage de conviction qu’un dévot réclame un signe du dieu qu’il prie que cette force primale et cosmique doit jaillir, dans un coin de rue, à l’entrée d’un bar, en plein champ, parmi un mariage, etc ; observer tout ce qui autour de soi vit, crie, se tait, s’ébroue, se contorsionne, s’avance, se rétracte en éprouvant cette émotion si difficile  à décrire (quelle locution conviendrait pour la définir ? ) ; voir là, devant soi, tant de présences, de regards, d’attitudes, de couleurs et n’être pas cependant gorgé, comblé, repu : voilà mon cœur, approximativement, aujourd’hui.                                                                            
Cette insatisfaction s’amplifie. A vingt-cinq ans, je n’aurais pas écrit ces lignes. A l’époque, davantage de monstres intérieurs s’agitaient en moi. Je m’effrayais de moi-même ; comme un dieu nocif et vorace régissait ma vie. Ainsi, le réel ne me semblait pas étroit. Dix ans plus tard, il me paraît plus confiné qu’un serin dans sa cage...