C’est l’aisance et la
rapidité avec lesquelles il s’était enrichi en vendant de la porcelaine
dégriffée qui l’avaient mené à considérer autrement l’homme qu’il était ;
car jusqu’alors, avec un visage des plus ordinaires, ni séduisant ni laid,
habillé le plus souvent d’un pantalon beige et d’un gilet gris, n’ayant pas
vécu des épreuves qui auraient pu faire naître en lui le sentiment qu’il était
quelqu’un de rare ; ni talentueux ni cancre à l’école, ni fusionnel ni
fâché avec sa famille, ni fêtard ni ermite, ni érudit ni inculte, ni bavard ni
taiseux, ni généreux ni rat, il s’était perçu comme un être semblable à des
millions d’autres qui, du lundi au vendredi, se levait à sept heures, buvait
son café, mangeait une tartine de pain beurrée puis partait au travail pour
rentrer en fin d’après-midi, impatient que le week-end arrive afin de sortir
avec son groupe d’amis. Mais après une succession de métiers qu’il avait faits
sans avoir à persuader quiconque d’acheter un produit, il fut recruté comme
démarcheur dans une entreprise de vaissellerie qui se portait plutôt mal que
bien.
Le porte-à-porte fut sa
providence : de maison en maison à vanter des ustensiles de moindre
qualité comme s’ils étaient des objets indispensables pour une vie
heureuse ; à les décrire avec autant de ferveur et de suggestivité qu’un
chef-d’œuvre de la peinture, il écoula tant de services de table qu’en trois
mois, l’entreprise fut sauvée et un trimestre plus tard, grâce à lui seul (qui
réalisait près de deux tiers des ventes), pour la première fois depuis un quart
de siècle, elle redevint rentable.
Il exigea d’abord
d’être mieux payé, ce qui lui fut accordé aussitôt. Puis, dans un
questionnement que facilite la neuve délectation du confort, il
s’examina : comment avait-il persuadé tant de gens à payer pour sa
camelote ? Comment leur avait-il fait entrevoir qu’en mangeant dans ses
assiettes, ils savoureraient à chaque repas un peu plus de félicité ? Et
après ce troublant sondage de soi-même, il sentit qu’il avait une sorte
d’aptitude ou de prédisposition à influencer les gens. Cette jouissive
impression devint une certitude ; et au fil des semaines, il se demanda
comment il pourrait mettre davantage à profit ce qu’il appelait son
« don ». En prospérant dans le commerce ? Cette possibilité lui
déplut ; il lui fallait moins prosaïque comme aventure - car c’est ainsi
qu’il voulait désormais vivre. Et plus ample aussi, plus fédérateur. Quant à
l’argent, il fut une autre prérogative : on amasserait davantage.
Un après-midi, dans la
rue, il entendit un garçon aux yeux ronds demander à son père : « Papa,
c’est qui, Dieu ? » Cette interrogation le fit d’abord sourire puis,
dans tout ce que l’innocence d’une réflexion d’enfant résonne d’une
vertigineuse acuité chez les adultes qui ne prétendent pas tout savoir sur
tout, il se posa à lui-même : « Qui est Dieu ? » Et une
machinerie intérieure s’enclencha : « Pourquoi pas moi ? »
Le samedi d’après, en
milieu de soirée, dans le village de Montfavet, alors que les habitants s’étaient
rassemblés sur la place pour fêter les vendanges, il entra en titubant et
s’écroula devant eux. Après avoir été relevé, il leur raconta que des êtres
nimbés de lumière l’avaient transporté dans leur vaisseau spatial avant
d’entamer un voyage à travers le système solaire, pendant lequel ils lui
avaient révélé que Dieu s’apprêtait d’ici quelques années à venir sur Terre
afin de livrer à l’humanité le secret de l’immortalité.
La plupart ricanèrent
de son récit mais il y en eut quelques-uns pour le croire. À ceux-là, il parla
de son périple cosmique avec autant d’exaltation que de sa vaisselle
dégriffée ; et il les fascina. Hallucinatoire et gémissant, il avait
marché jusqu’à eux pour dévoiler le stupéfiant futur ! La Vérité
jaillissait de sa bouche ! L’avenir qu’il esquissait, oui, serait le
leur !
Ces inconnus furent ses
premiers fidèles ; ils se dévouèrent à lui comme un poète à sa muse :
et puisque son corps se crispait, que sa voix tremblotait et que ses yeux
s’emplissaient d’extase, ils décidèrent, pour assister cet homme en souffrance de
lui donner une part de leurs revenus, en plus de l’héberger dans la maison de
l’un puis de l’autre car ils se devaient de l’accueillir, de côtoyer ce
héros, ce surhomme, cet élu qui avait sillonné l’univers avant de surgir sur la
place de Montfavet pour leur annoncer que Dieu lui avait ordonné de répandre sa
prophétie…