dimanche 23 septembre 2018
dimanche 29 avril 2018
Le paradis ?
Pour Françoise Chevey
Alberto Manguel a une bibliothèque d’au moins trente mille livres. Plutôt qu’une succession d’étagères où tant d’ouvrages seraient rangés dans une discipline d’alphabet et de chronologie (les auteurs classés de A à Z, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours), figurez-vous un musée capricieux, trop vaste pour être arpenté seul, trop confiné pour être découvert en groupe. Imaginez ces galeries où les murs ne se voient plus ; où nos yeux se blessent de lire tant de noms d’auteurs et de titres ; où l’inventivité des hommes crible plus qu’elle n’exalte ; où comme un essaim de papier, les œuvres du passé paraissent nous défier depuis l’à-peu-près d’éternité qu’elles ont gagné.
Alberto Manguel a une bibliothèque d’au moins trente mille livres. Plutôt qu’une succession d’étagères où tant d’ouvrages seraient rangés dans une discipline d’alphabet et de chronologie (les auteurs classés de A à Z, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours), figurez-vous un musée capricieux, trop vaste pour être arpenté seul, trop confiné pour être découvert en groupe. Imaginez ces galeries où les murs ne se voient plus ; où nos yeux se blessent de lire tant de noms d’auteurs et de titres ; où l’inventivité des hommes crible plus qu’elle n’exalte ; où comme un essaim de papier, les œuvres du passé paraissent nous défier depuis l’à-peu-près d’éternité qu’elles ont gagné.
Ce
lieu qui célèbre le savoir, la splendeur du langage, la richesse des sciences,
la saveur du seul fruit que les hommes savent produire - écrire ; cet
endroit qui devrait me sembler la maison des maisons, l’espace conjurant les
oublis, il m’oppresse.
Depuis
plusieurs années, chez moi, plutôt que d’agrandir ma bibliothèque, je la fais
maigrir. Je suis Alberto Manguel à l’envers. Quand cette pulsion s’est-elle
amorcée ? Pourrais-je la cocher d’une croix sur le calendrier de ma
vie ? Elle ne coïncide pas avec un souvenir ayant ressurgi ni avec une
rencontre rare ; elle ne s’enracine nulle part ; aucune philosophie ne
l’a fait affleurer en moi. Je sais seulement qu’elle a grandi d’une année
l’autre.
Il y eut d’abord un je ne sais quoi de honteux
dans cette envie. Retirer un livre d’une étagère, sortir dans la rue et le
poser sur un banc, en le laissant à quiconque voudra le prendre : je me
sentis galvaudeur, bousilleur à cette idée. Ces pages lues autrefois, mes mains
ne les tourneraient plus ? Mes yeux qui s’y étaient plongés, ils ne
voudraient pas, même une fois, les retrouver, comme on se repencherait sur un
pan jouissif de son enfance ? De plus, mon père sacralisant la matérialité
des livres, je songeais que je l’offenserais s’il me voyait abandonner un
bouquin dans un parc ou ailleurs.
Puis
le scrupule se dispersa. Ces recueils de poésies qui ne m’accompagnaient
pas ; ces récits qui ne résonnaient pas ; ces romans dont je n’avais
pas gardé un fétu de leur intrigue en moi, pourquoi continuer de les posséder ?
Je m’en défis.
Dès
que mes mains furent vides, je ressentis une sorte de ferveur mêlée de
détachement. Il y a des livres inutiles, dont la lecture ne laisse rien en nous
- moins qu’une brise sur le visage ou la trace d’un vieux chemin ; émotionnellement
et intellectuellement rien, pour lesquels les incertitudes de la mémoire
augureraient d’une chance. Même pas des trous - car un trou laisse un espace
inoccupé et fait parfois venir le regret d’une absence.
Bien
qu’enlever des livres de ma bibliothèque m’ait d’abord paru violent, quasi
démagogue, négateur des arts et de l’imaginaire, j’entrevis le bienfait d’un
tel acte. Ces textes inertes, prévisibles, d’une contemporanéité avide de
plaire immédiatement et qui cinq, trois, deux, un an après les avoir lus, m’indifféreraient
plus qu’un cageot trempé de pluie ; en les ôtant de mes étagères et en les
séparant des livres qui avait éduqué mon cœur, ces livres séismes où je
revenais avec faim et humilité, comme on
entrerait à petits pas dans un palais de feu ; ce geste qui quelques
minutes auparavant m’avait semblé complaisant à faciliter l’inculture, devint
une évidence ; j’avais trié.
Balayer
les pages qui ne me méritaient pas ma mémoire : c’est une hygiène précieuse
que j’amorçai. Depuis, elle s’est fortifiée et mes étagères s’allègent. L’espacement
entre chaque livre grandit ; cette aération me réjouit. Elle fait remonter
le souvenir du compilateur que j’ai été entre la moitié de mon adolescence et
mes trente ans. Tout ce que j’avais lu, même de manichéen et dans un style
pauvre, je l’avais conservé comme un superstitieux s’acharne à abriter, dans
une corniche, l’amulette censée lui assurer une vie de discernement et de grandeur.
Cette part d’autrefois me renvoie un Gabriel dans lequel je ne me retrouve plus,
obstiné d’archiver à moins de vingt ans.
Aujourd’hui,
il a disparu comme la brume dans une nuit froide ; et la seule vérité qui
frappe en moi est dépouiller encore ma bibliothèque.
Dès
lors qu’elle enfle, celle-ci brise la liberté. Elle compile, compulse, amasse,
accumule ; l’ambition de tout contenir ne l’a pas quittée. Les millions
d’ouvrages qui la remplissent se tiennent dans un étau qu’elle ne desserre pas.
Que pense-t-elle sur la mémoire ? Rien puisqu’elle est la mémoire, millénaire
jusqu’à l’aveuglement. De la créativité, l’ardeur, l’ingéniosité, le courage,
l’abnégation, la rancune ou la gloire, la poussivité, l’endurance à nuire, le
zèle à injurier, la minutie à tramer ; de tout ce que les hommes ont vécu
et raconté, elle rassemble leur témoignage comme un confesseur jetterait dans
un sac les aveux qui lui ont été faits avant de les déposer sur le seuil d’une
maison.
Elle
regroupe les sonnets impulsés par l’amour, les cahiers d’astrophysiciens sur la
force des vents de Neptune, les contes peuplés d’animaux qui discutent avec
préciosité ; les biographies racontant le destin d’un mystique, d’un
navigateur, du fondateur d’une ville, de l’inventeur d’un instrument de
musique ; mais ces livres contenant tout ce qu’il peut y avoir
d’élévateur, ils se mêlent à d’autres qui ne renferment que le pourri de
nous : comptes-rendus de massacres, chroniques sur les infanticides commis
au siècle d’avant, autobiographies dont la haine suinte à chaque ligne,
tentatives de politiques eugénistes, carnets de guerres rédigés dans une prose épique ;
opuscules racistes, théorisations sur la supériorité d’un peuple et
l’infériorité de tous les autres ; puisque le pire est notre prérogative,
il remplit les bibliothèques autant que les œuvres ambitionnant de nous amender
ou du moins, de nous décrasser un peu.
Ces
textes sans espoir ni bienveillance, que l’aigreur anime à l’amorce ou la fin
de chaque phrase ; ces intimités de boue et de frustration, elles me sont si
étrangères que je les refuse chez moi. Ce n’est pas une morale religieuse ou un
précepte humaniste qui me pousse à les évacuer : au-delà de leur rancœur et
des diverses xénophobies qu’elles déversent, elles sont indigentes. L’exécration
étant une muse qui s’essouffle vite, à quoi bon s’en encombrer ? Et quel
nom faudrait-il donner à cette déférence aveugle pour tout ce qui vient du
passé ? Parce que Gobineau, Cuvier, Qutb, Rassinier, Céline ont vécu avant
ma naissance, je devrais les considérer avec une espèce d’égard, comme les
petits-enfants affichent pour leurs grands-parents un respect qui ne se discute
pas ? Face à l’indignation, le temps s’amollirait comme de la
tourbe ? Et la bêtise d’hier serait plus digeste que celle d’aujourd’hui ?
Ces
livres gonflés de pus, Alberto Manguel les a-t-il accueillis dans sa
bibliothèque ? Leur consacre-t-il un emplacement spécifique comme en
médecine, les études de tératologie ? Ou les insère-t-ils parmi des
auteurs qui, sans idéalisme ni soif d’amasser les faveurs de la foule, ont
affirmé que les fiels de toute sorte sont des passions méprisables ?
dimanche 25 février 2018
Vie de Bastien Larampe
Il jouait à la pétanque
le jeudi, en milieu d’après-midi, avec trois, quatre ou cinq personnes qui le
conseillaient pour placer ses boules. Quelques mois plus tard, après avoir
essuyé plus de défaites que de victoires, il s’inscrivit à La Godasse, une amicale de marche, pour des promenades deux
dimanches par mois, en forêt de Rambouillet ou dans la Vallée-aux-Loups. La
succession des champs, le chant des oiseaux, l’humide fraîcheur des lisières,
les commentaires des randonneurs le lassèrent ; il les quitta pour Vive la vague, un club de voile
regroupant une vingtaine d’étudiants qui s’entraînaient le samedi à la base
nautique de l’Hautil, sur un lac artificiel creusé dans une butte où le vent
s’engouffrait. La technicité de ce sport, le choc et la fréquence de ses chutes
dans l’eau, la compétitivité entretenue par les autres, sa combinaison qui
l’irritait à l’entrejambe et la distance à parcourir à pied jusqu’au parking
finirent par le rebuter.
Après ces activités
physiques, il voulut pratiquer quelque chose de plus esthète. Pendant un an, il
prit des cours de guitare avec un ancien premier prix du conservatoire de
Lons-le-Saunier. Son assiduité et son volontarisme lui permirent, chaque fois
qu’il passait une soirée en famille ou auprès de ses amis, de leur jouer
l’intro de Stairway to heaven.
Avec ce que la
satisfaction exalte et pousse à renchérir, il s’essaya au piano. Dérouté que
cet instrument possède davantage de touches que l’autre n’a de cordes, il se
détourna de la musique pour les échecs, où il fut meilleur qu’ailleurs :
sa capacité à anticiper les coups de l’adversaire, conjuguée à sa rationalité
scientifique, le mena en demi-finale du tournoi de Pontoise, où il fut battu
par un adolescent originaire de Corée du Sud, que son père adoptif, l’ayant
sorti d’un orphelinat de Séoul, présentait comme un futur Grand Maître.
Ce nouveau revers
l’orienta vers le rôlisme : entre amusement et rituel, observance et
subversion, il acheta un glaive, une cape de bure et une gourde en peau dans un
magasin de folklore médiéval puis se rendit plusieurs fois à des agapes
célébrées dans les catacombes ou en forêt, sous un dolmen. Ignorant
l’ésotérisme, il se sentit étranger à cette foule déguisée qui en savait plus
que lui. Son arme claquant sur la cuisse, il rentra chez lui un soir où on
refusait de lui expliquer ce qu’est l’hypocras.
Les semaines qui
suivirent furent des semaines de malaise ; il en conclut que s’affubler d’un
costume de chevalier ne suffisait pas à son bonheur. Afin de se divertir sans
se troubler, il alla tous les mardis à L’Oya, un bar à jeux qui servait des jus
de légumes. À ceux de stratégie, malgré de l’aisance et de la réactivité, il
fut battu par les habitués qui semblaient risquer leur vie sur le
plateau ; quant à ceux de culture générale, bien qu’il ait lu des dizaines
de livres, il fut devancé par ceux qui, connaissant déjà les réponses, les
débitaient sans plaisir.
Il entreprit alors
quelques parties de poker au sous-sol d’une brasserie tenue par deux frères
autrefois condamnés pour détention d’armes : l’ambiance confinée du lieu
et son penchant à l’avarice lui faisant craindre de perdre de l’argent, l’en
éloignèrent.
À près de quarante-cinq
ans, dépité de ne s’épanouir nulle part, il choisit un sport où l’âge est un
atout : le marathon. En plus de courir quinze kilomètres trois fois par
semaine, il changea d’hygiène, mangea du riz, du blanc de poulet, des biscuits
vitaminés, acheta un short anti-frottement, régla son quotidien sur ses entraînements,
fit la sieste et pour éviter les courbatures, chaque vendredi, il se rendit
chez sa voisine, une masseuse retraitée qui continuait d’officier pour des
tarifs avantageux.
Un dimanche matin, au
stade Franck Sauzée, une femme qui comme lui faisait des longueurs de terrain,
le salua. Longiligne, aux cheveux roux qui frisaient, les yeux fins et vifs, plus
de charme que de beauté, attirante et même davantage malgré des dents noires :
la vigueur qui émanait d’elle plut à Bastien ; et ayant passion commune, ce
fut facile de discuter.
L’automne d’après, au
marathon de Reims, ils s’élancèrent ensemble sur la ligne de départ.
Quarante-deux kilomètres plus tard, il trouva une sorte de gloire de franchir
la ligne avant elle. Tous les deux en sourirent.
Récemment, on les
a vus courir autour du lac d’Eaubonne, en menant devant eux une poussette où
s’ébattait une petite fille.
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