C’est une formule rabâchée qui
exhorte à un plaisir qu’on ne saurait pas définir car on la récite plus qu’on
ne la médite, dans une évidence creuse, comme quand on cite des maximes ou des
phrases célèbres d’écrivains ou de philosophes : carpe diem. Puis c’est sa traduction qui dévoile les premiers
malentendus : cueille le jour. Mais que signifie-t-elle ? Qu’entend-on par
cueillir ? Et qu’entend-on par jour ? Quelle morale mettrons-nous à
profit dès que nous aurons proclamé le carpe
diem ? A peu près tout, c’est-à-dire à peu près rien. Elle nous incite
à jouir de l’instant, à ne pas différer les joies qui s’offrent à nous ni à se
réfugier dans les seules promesses du bonheur.
La vie se conjugue au présent, quelles
qu’en soient ses aspérités et ses avanies. Qu’importe la quête d’un sens, d’un
parcours ou d’un destin ? C’est dans la capacité à puiser les plaisirs que
la morale s’ébauchera : de là, cueille le jour. Cueillir est plaisant ; on
cueille les mûres, les fraises, les framboises, les champignons, etc. Mais la
joie n’est pas toujours à portée de main : je tends le bras dans les feuilles
de l’arbre mais je ne sens aucun fruit. Ce matin, par exemple, dans le métro,
je n’ai vu aucun rayon sur les visages. Quel jour aurais-je cueilli dans cet
anonymat froid et pressant ? Si moi, je suis prêt à cueillir le jour, les
autres hommes penseront-ils comme moi ? C’est une chose que de connaître
le carpe diem, c’en est une autre que
de le vivre. Quant à ceux qui, au quotidien, le font résonner en eux comme une
loi intime, ils sont rares et je n’en ai rencontré qu’une poignée.
Le plus souvent, le carpe diem est prononcé comme une
nécessité. Il confronte la dolence et la parcimonie de nos vies à la ferveur et
l’impulsivité de celles que nous voudrions. Cueille le jour s’assombrit d’un « il
faut cueillir le jour », ce qui en fait un constat doux-amer d’un hic et nunc qui ne nous satisfait pas.
Qui dit « carpe diem » ? Ceux qui savent jouir ici et maintenant ou ceux
qui regrettent de ne pas savoir être joyeux ? La joie n’est pas le
bonheur, elle est abrupte, instantanée, sauvage, irrépressible. Que
dit-elle ? Bondis. En revanche, le bonheur ne saute pas, il marche d’un
pas lent. Ses commandements ? Endurance, modération, humilité. Peut-il
s’allier au carpe diem ?
Question écueil, qui ouvre nos vertiges intérieurs. Peut-on seulement expérimenter
cette devise tous les jours ? Savons-nous, à n’importe quel moment du
jour, avec n’importe quelle personne, en n’importe quel lieu, saisir l’effervescence
de la vie et exaucer la sentence d’Horace ? Pouvons-nous vivre continûment
dans cette force brillante ? Toute cueillette est fragmentaire. D’une
part, on ne cueille jamais tout. Montez dans un cerisier en mai, en vous
promettant d’en prendre toutes les cerises : vous n’y parviendrez pas.
D’autre part, on ne cueille pas tout le temps. Aller dans le cerisier en hiver
offre un plaisir profond ; l’arbre est nu, on se sent plus près du ciel.
Cependant, on attend le printemps car seul le printemps nous donnera des
cerises.