vendredi 23 novembre 2012

Première page de roman

Le seize août.

Hier, je me suis tailladé la joue. Je suis entré dans la salle de bains un peu avant minuit. J’avais mangé tard, je n’étais pas fatigué. Une fois de plus, je ne coïncidais pas avec les cycles de la nature. Toute la journée, j’étais pâteux, essoufflé et l’esprit lent. Tout en moi était endolori. Et puis, quand le soleil s’est couché, les ombres se sont répandues dans l’appartement et je me suis animé. En entrant dans la salle de bains, j’ignorais que j’allais me mutiler. J’avais envie d’y passer du temps pour me laver et m’y recueillir. J’ai commencé par me couper les ongles. C’est quelques instants après, tandis que je me coupais l’ongle à  l’auriculaire, qu’une pulsion m’a envahi. Qu’est-ce qui l’a déclenchée ? Un petit morceau de peau dépassait, j’ai tiré dessus. Geste minuscule et indolore. Pourtant, dès que j’ai ôté le bout de peau, l’envie de me blesser s’est déchaînée en moi. Je n’ai pas pu la réfréner. J’ai pris le rasoir et me suis regardé dans la glace. Derniers instants de répit, puis j’ai passé la lame sur ma joue. Comme elle n’a pas saigné, j’y ai enfoncé la lame et j’ai donné un coup sec. Un trou est apparu, d’où le sang a coulé. J’ai éprouvé quelque chose d’indéfinissable. Un plaisir mêlé de hâte. J’étais pressé de me faire saigner davantage. Alors, j’ai passé la lame le long de ma joue et, quand le sang a coulé abondamment, la joie m’a envahi. Je suis incapable d’expliquer pourquoi j’ai ressenti cela. Trouver un sens à cet acte ? Même incompréhension. Pourquoi me suis-je mutilé ? Pourquoi, au lieu d’aller au lit, me suis-je entaillé la joue avec bonheur ? Parce que je souffre.
Ma vie intérieure m’apparaît comme un tigre. Quand je suis plusieurs jours seul face à moi, dans cette liberté vertigineuse de gérer mon temps comme je le souhaite, j’en viens à m’effrayer de moi-même. Comment expliquer cet effroi ? J’ai déjà lu que les hommes avaient peur de se retrouver seuls. Ils travaillent pour se fuir, vivent en couple pour ne pas être seul, s’amusent pour se détourner de leurs pensées sombres. Cet instinct à occulter la mort est compréhensible. La vie aime-t-elle la mort ? Ce sont deux ennemis radicaux, deux contradictions irréconciliables. Et pourtant, elles se succèdent dans nos corps. L’une agit avant de laisser sa place à l’autre. Les deux souscrivent en nous une sorte de bail. Aucune ne le contredit : Quand la mort vient, la vie se retire. Nous, nous sommes des maisons trop petites et trop simples pour abriter en même temps ce qui vit et ce qui ne vit plus. C’est de là que vient notre fascination pour l’éternité : Posséder un corps qui fonctionne au-delà de ses possibilités, ignorer le dépérissement de nos organes, l’affaiblissement de la vue, la chute des cheveux, la calcification des os, le ralentissement de la pensée.
On n’aime pas la mort. Réflexe naturel et sensé. Alors, pourquoi, hier, suis-je allé graver cette petite mort sur ma joue ? Se mutiler, c’est mourir un peu ; du moins, c’est chercher la mort. Je me suis labouré la joue comme d’autres se taillent les veines. Pourquoi ? Pourquoi, alors que je n’avais rien fait de la journée, ai-je mis tant d’énergie à me faire mal ? Pourquoi, moi qui suis si impatient, ai-je été si minutieux à enfoncer la lame du rasoir jusqu’au contact de mes dents ? Pourquoi ai-je éprouvé de la satisfaction lorsque j’ai vu couler les premières gouttes de sang ? Je n’ai aucune réponse.
Longtemps, j’ai cru que l’essentiel était de se questionner. Je jugeais les gens d’après ce seul principe : Poser des questions. S’ils m’en posaient, ils avaient toutes les chances de devenir des amis ; s’ils ne m’en posaient pas, je refusais de les revoir. Questionner, c’est s’ouvrir sur les autres, c’est leur donner un baiser mental. Mais quand on se questionne sur soi, le baiser se transforme en morsure et l’ouverture s’agrandit en précipice. Depuis un an, je me questionne sans cesse ; je me pose des questions sur moi, je m’interroge sur le sens de mes actes, mes paroles, mes désirs. Et aujourd’hui, je me demande comment j’en suis venu à maltraiter mon corps. D’où m’est venu ce besoin de me blesser ? Y a-t-il une cause à la douleur que je me suis infligé ? Où se trouve la source de cette souffrance ? Je ne sais pas. Voilà pourquoi j’entreprends d’écrire. J’ignore jusqu’où j’irai dans ce livre. Peut-être que je m’arrêterai vite, peut-être qu’il n’aura jamais de fin. Peu importe, l’essentiel est de me livrer. Je n’ai jamais ressenti une telle nécessité de me livrer, de mettre un mot sur mon mal de vivre. Jusqu’à aujourd’hui, je l’ai gardé enfoui au plus profond de moi. Mes amis ne le pressentaient qu’à travers mes silences et mes impatiences. Je croyais que dissimuler était une force. Retenir ses émotions, cacher sa peine, pleurer seul : Cette impassibilité me semblait un prestige du cœur, j’y voyais là l’héroïsme de l’intimité. Aujourd’hui, je me rends compte de mon idiotie. Pourquoi se taire ? Pourquoi se brider ? Pourquoi porter continuellement le masque de l’euphorie ? Est-ce une infamie de faillir ? Douter, décliner, décevoir sont les trois hontes de notre société. On veut de la passion mais de la passion heureuse et drôle. Qu’exige-t-on de nous aujourd’hui ? De rire, de rire et de rire. Ce livre est-il un aveu de faiblesse ? Certains le percevront peut-être ainsi, je m’en moque et, pour une fois, c’est moi qui aurai l’occasion de rire. Le regard des autres m’indiffère. Dans quelques jours, dans quelques mois, je penserai peut-être différemment. Mais pour l’instant, moins de dix heures après m’être tailladé la joue, je ne pense qu’à moi. Enfermé dans une souffrance que je me sens incapable de vaincre, j’écris.


Le dix sept août.

Faire comme si quelqu’un me lisait. D’abord, je me présente : Je m’appelle Tsoken, j’ai quarante sept ans, j’habite dans un bel appartement situé en centre ville. J’ai deux frères et une sœur : Joris, quarante-quatre ans, est marié à Jade, ils vivent dans la maison des parents de Jade, qui se sont installés à quelques rues de chez eux, dans un deux pièces, leur fille voulant qu’ils vivent près d’eux ; Mallory, quarante-et-un ans, qui vit en concubinage avec Sonia ; ils se sont connus il y a quinze ans, se sont fiancés puis séparés avant de renouer ; leur amour est à l’image des dunes : Un sommet suivi d’un creux. Ils sont si habitués à cette succession de ruptures et de réconciliations qu’ils vivent les séparations comme de longues trêves qui durent jusqu’à ce qu’ils se désirent à nouveau. Ce choix de vie leur convient. Les premières années, ils l’ont subi : Tous deux en souffraient et pleuraient. Puis ils l’ont adopté. Aujourd’hui, leur calendrier amoureux est réglé sur l’alternance des « je te quitte » et « reviens-moi ». Voilà pour mes frères. Quels liens avons-nous ? Lointains. Nous nous retrouvons pour les anniversaires et le Nouvel An. De temps en temps, on s’écrit. A part ça, tendre silence. A l’opposé, il y a ma sœur, Amandine, la plus jeune d’entre nous. C’est elle que je préfère. Avec elle, j’ai une complicité que je n’ai jamais eue avec mes deux frères. Elle est la cadette, je suis l’aîné. Les aînés ont-ils toujours un penchant pour le dernier de la famille ? Il n’y a pas de loi entre frère et sœur. Je l’aime plus que les autres, voilà tout. Il y a trois ans, j’ai divorcé ou plutôt Andréa et moi avons divorcé. Nous nous sommes séparés dignement. Il n’y a eu ni violence ni cris. Je n’ai pas essayé de la retenir. Mes amis me répétaient :
- Dis-lui que tu l’aimes, que tu veux rester avec elle. Dis-lui qu’elle compte plus que tout, que tu ne pas dormir sans elle, que tu as envie de fonder une famille avec elle ».
Mais ces phrases me paraissaient vaines. Quand on ne s’aime plus, on ne s’aime plus. A quoi bon s’épuiser dans ces discours d’amour que tout le monde répète ? Je n’en avais pas la force. Etrangement, je n’ai pas souffert au cours de notre rupture. Moi, c’est après que je souffre. Le soir où Andréa m’a dit qu’elle voulait me quitter, j’ai bien dormi. Le lendemain matin, je me suis réveillé comme tous les autres matins. J’ai petit déjeuné puis je me suis lavé et suis parti travailler. Seul manquement à mes habitudes : En partant, je n’ai pas embrassé Andréa. Les jours suivants, j’ai parlé et agi avec insouciance. J’ai même écrit quelques poèmes moqueurs sur la fin de notre amour. Le week-end, Andréa et moi sommes allés chez ma sœur. Je me souviens entièrement de cette journée. Ma sœur et Schennavi nous ont reçus tendrement. Les autres fois, nous débarquions avec nos rires. Ce dimanche-là, une ambiance indéfinissable a régné parmi nous. Andréa s’est assise sur le canapé, moi par terre, sur le tapis et, comme par instinct de famille, ma sœur s’est assise à côté de moi. Andréa est restée seule sur le canapé. Elle a parlé avec ma sœur qui, ensuite, m’a parlé. Pendant ce temps, assis au fond de la pièce, Schennavi nous a écoutés sans intervenir. Ma sœur a questionné Andréa avec une insolence étonnée. Pour la première fois, je l’ai entendu parler ainsi. Les réponses d’Andréa l’ont fait ricaner. Il n’y avait pas de moquerie dans ses ricanements mais de l’indignation : Elle s’indignait qu’Andréa veuille s’en aller. Andréa sanglotait et lui répétait que j’étais pénible à vivre :
- Il ne pense qu’à lui ».
 En réponse, ma soeur lui a rétorqué :
- Et tu découvres ça après dix ans ensemble ? »
Amandine m’a défendu. Je ne l’ai jamais remerciée de m’avoir défendu mais, ce jour-là, j’ai senti tout l’amour qu’elle avait pour moi. Et dans ses ricanements, j’ai entendu toute sa tendresse blessée :
- Elle est de mon côté, me suis-je dit. Et même quand Andréa sera partie, je ne serai pas seul ».
Ce jour-là, ma sœur m’est apparue dans une splendeur inconnue, combative et fidèle. En partant de chez eux, j’étais serein. Andréa m’a quitté deux semaines plus tard. C’est seulement à ce moment-là que j’ai souffert. La tristesse m’a assommé. J’étais morne, accablé, écoeuré. Pendant un mois, j’avais vécu dans une désinvolture sèche et cynique, sans avoir conscience que j’étais en train de perdre la femme que j’aimais ; et puis le réel s’est jeté en moi comme une tempête de neige s’engouffre dans une maison. Les séparations qui traînent dans le temps sont les plus douloureuses. Andréa a encore vécu deux semaines chez moi avant de trouver un appartement. Un lundi, elle m’a appelé :
- J’ai loué un fourgon pour le déménagement.
- Passe demain après-midi.
- Tu seras là ?
- Non. »
Le lendemain, elle est venue reprendre ses affaires. Je ne suis rentré à l’appartement qu’en début de soirée, pour être sûr de ne pas la rencontrer. Elle avait tout emporté. Plus aucune trace d’elle. Les dix années passées ensemble s’étaient effacées en une après-midi. Grande rafle des sentiments. Dix années d’amour disparues dans les cartons de déménagement. Dix années de tendresse, de cheminement, de partage, de complicité ruinées en quelques allers retours entre le fourgon et l’appartement. Nous nous sommes revus trois jours plus tard, dans un parc, pour qu’elle me rende les clefs de l’appartement. On s’est assis sur un banc :
- Tu as maigri » m’a-t-elle dit.
Puis elle a sorti une cigarette de son sac :
- Tu fumes ? » lui ai-je demandé.
- J’en ai besoin.
- Moi, je maigris et toi, tu fumes ».
Je lui ai parlé avec désinvolture mais avec une désinvolture triste. Quand on s’est quitté, on ne s’est ni regardé ni embrassé.   

4 commentaires:

  1. Ce roman est une introspection d'une grande beauté J'ai été happée par la pensée si fine, si singulière. L'écriture est limpide, cristalline. Et le déroulement inattendue. L'histoire est noire et lumineuse.

    L.

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  3. Depuis que j'ai lu cette "Première page de roman" je suis hantée par ses images. Envoutée. Soudainement projetée à l'intérieur de ce corps qui n'est pas moi. Incisif, dérangeant, d'une accablante noirceur, ce texte me rappelle le merveilleux roman de Emmanuel Carrère, "la moustache". Plongée abrupte, délicieusement douloureuse, terriblement sensuelle et enivrante au coeur du mal être ordinaire qui, porté à son paroxysme, fleurte avec la folie. Magnifique!

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  4. Merci Amalia, pour tes impressions aiguisées de lectrice. Avant la démence (qui a, elle aussi, son langage, le plus imagé, le plus elliptique et, d'après Edgar Poe, peut-être le plus "sublime"), il y a tant d'états intermédiaires, où on s'épouvante autant qu'on s'enivre de nos monstres intérieurs. Un je ne sais quoi de complaisant se greffe alors à notre effroi comme si, après l'irruption d'un fantôme avide dans notre maison, on en faisait notre hôte le plus intime...

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