jeudi 3 octobre 2013

Je ne t’en veux pas


Que pensez-vous de la rancœur ? Je pose la question sur la page mais je souhaiterais tant vous entendre que j’ai la sensation de m’adresser à vous au-delà des mots écrits, comme si le livre faisait plus que d’être livre et se prolongeait en un appel qui vous parviendrait. Et je vous parle parce que j’ai besoin de vous pour ce chapitre. Dites-moi, que savez-vous de la rancœur ? Pas de contresens sur mon interrogation. Ai-je dit que vous étiez rancuniers ? Je ne connais aucun d’entre vous et bien que je vous dise « vous », c’est le vous profond mais imprécis du public qu’on sollicite dans une amitié indistincte, qui est toute sincère mais ténue car que savons-nous l’un de l’autre ? Vous en savez plus sur moi que moi sur vous, c’est pour cela que je vous questionne. Chacun de nous a ses affres, ses trous intérieurs, ses béances insatiables ; chacun de nous les subit plus ou moins, avec complaisance ou courage, dans la volonté de les surmonter ou dans une résignation triste. Mais je radote, tout ce que des centaines de philosophes et des millions d’hommes ont déjà constaté de leurs vies, c’est cette insatisfaction indéracinable, qui les cloue au monde comme des oiseaux englués sur une branche. Et au point que je viens de mettre à ma phrase, c’est une espèce de honte qui m’envahit, comme on rougirait d’une idiotie. Je n’ai rien découvert sur l’homme, je n’ai pas bâti de philosophie, je n’ai même pas pris le temps de méditer sur ce que nous valons et faisons, je n’ai fait que rajouter une pierre au mur. Par chance, je vois dans ce livre un livre humble, où l’improvisation restera ma seule exigence. Je ne me suis pas chargé d’un autre sac sur le dos. Et maintenant, avec vous, aussi près que je peux sentir votre présence de lecteur, j’écrirai sur la rancœur.

Commençons par le sens : qu’est-ce que la rancœur ? Un mécontentement sombre auquel s’amalgame de la jalousie, une jalousie déjà blessée, parfois meurtrie, qui veut sa vengeance. La vengeance a sa lumière, elle réjouit ceux qui ne se déferont pas de leur haine et s’enfonceront dans des souvenirs douloureux et humiliants. Elle a soif. De quoi ? D’un déchaînement de violence, d’une multitude de coups qui soulageront. Mais je me trompe en écrivant au futur car la violence ne garantit rien. Cette plénitude qu’elle pourrait offrir à celui qui se sent outragé, qu’est-elle de plus que la carotte tendue à l’âne pour qu’il avance ? Ce serait un heureux transvasement : on se libérerait de sa douleur en infligeant un coup. Réciprocité tragique et furieuse. Comme le proclame la loi d’Hammourabi, un œil pour un œil. Mais la rancœur ne s'accomplit pas, elle se maintient dans cette soif obscure et coléreuse; si elle passait aux actes, elle deviendrait vengeance à part entière. Au lieu de ça, elle rumine, elle macère dans le pire du cœur, elle se fixe sur une haine hirsute, comme on serrerait contre soi un hérisson, elle se fige en une ardeur négative et envieuse et s’enroule autour d'elle-même, serpent qui se mord parce qu’il cherche sa propre mort. La vengeance éclate mais la rancœur rampe, elle n’a pas son feu d'artifice de violence. Ses frères s’appellent stagnation et enlisement. Ainsi, elle est lâche.
Je hais les gens rancuniers. Ces confidences où jaillissent la violence entretenue comme du sable serré dans le poing, cette envie de vengeance qui ne reflète que le sang me dégoûte. Je crains de paraître glorieux; en disant que je n’ai pas de rancœur, j’ai l'impression de me valoriser. Quoi de plus glorieux que de s'exonérer de cette rage qui persévère? Il y a quelque chose de honteux dans la rancœur. Ceux qui l’entretiennent en eux sont fébriles. La rancœur est une régression. Maintenir en soi la mauvaise flamme du mécontentement, quoi de plus nocif? La douleur s’amplifie lorsqu’on l’enfouit. Un trésor recouvert par cinq mètres de sable ne brille pas; les couronnes en or, les milliers de piécettes, les émeraudes et les rubis qu’il contient, toutes ces richesses qui éblouissent, dès qu’elles sont enterrées, nous poserons le pied dessus sans pressentir qu’elles gisent sous nos pieds. La rancœur a ce je ne sais quoi de terrible qu’elle enfle dans un anonymat hostile. Que dites-vous de gargariser? Oui, la rancœur se gargarise d’être rancœur, elle arrache sa chemise et montre son torse à la foule en criant: "regardez-moi". C'est une haine qui piétine. Pas d’autre mot que macérer, comme la rhubarbe qui trempe toute la nuit dans son sucre. Bien qu’elle se crispe dans un ténébreux secret, elle aspire à une espèce de publicité. Peut-être que j’écris trop vite mais la rancœur est un vice dur à saisir, elle se fortifie dans sa confidentialité aigrie. Si elle éclorait, elle disparaîtrait, elle serait assouvie. Que seras-tu, colère poisseuse, dès lors que tu te seras exaucée? L’homme est un animal inépuisable. Il porte en lui des passions qui tournent comme des cercles, dans le même sens et à l’infini, pour seulement tourner. Surtout, n’exigez rien d’un aigri, ne lui demandez pas de se justifier sur ses détestations, n’essayez pas de le tempérer ou de l’égayer.

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