mercredi 19 février 2014

Bande de barbares !

Hier, en pleine nuit, le mot «barbarisme» a sauté dans ma tête. Pourquoi? Peut-être que je l’avais utilisé quelques jours avant avec mes élèves, pour reprendre un d’entre eux qui en avait fait un. Aussitôt, j'ai eu envie d'écrire un poème rempli de barbarismes, comme si le mot, en jaillissant en moi, avait allumé une pulsion poétique. Un vers puis un fragment de vers me sont venus puis je me suis rendormi. Au réveil, l'envie s'était estompée mais en fin de matinée, par à coup, comme autant de ricochets intérieurs, elle s'est ranimée.
Pourtant, je me méfie des barbarismes. Au seizième siècle, Du Bellay a écrit qu'il fallait constamment vivifier la langue française, en transformant la nature grammaticale des mots et en inventant des verbes, des adjectifs, etc. Il voulait un français vivace, mouvant, qui se contorsionne. Qu'en penser ? Il a raison. Ma phrase est bête mais elle signifie ce qu'elle signifie. Une langue figée, c'est une agonie. Rien de plus niais que ces gens qui prônent le bon français. J'ignore ce qu'est un homme bon et j'ignore davantage ce qu'est une bonne langue; sauriez-vous décréter quand on parle mal ou bien? Qu'on me donne un exemple de ce beau langage. Souvent, on l'amalgame avec des vieilles expressions ou des noms rares. Préjugé de ceux qui méconnaissent la littérature et les forces du parler. Dire ne se conjugue qu'au pluriel. Quant au français, il se ramifie en milliers de phrasés, de tournures, de régionalismes, d'archaïsmes, de technicités et de familiarités qui en font un labyrinthe illuminé.
Du Bellay revendiquait un français qui tourne sur lui-même; il voyait sa langue comme on considère les saisons. Je l'applaudis des trois mains même si quelque chose me retient. Ce quelque chose se commente autant qu'il se ressent, s'explique autant qu'il se conteste, tient de la certitude autant que de la rétractation. Il porte un nom qui prête à confusion mais sa définition est simple: le barbarisme.
Ecrivationner, crépusculation, débrouillitude, majestuosité, délivrement sont des barbarismes. Vous ne les trouverez dans aucun dictionnaire. Ils sont les fantômes insolents d'une langue officielle et bien qu'ils figurent sur la page, une ombre méfiante les entoure. Comme un sceau qui ne scelle rien, ils flottent dans les limbes de la littérature. Je pourrais mettre un point à ce chapitre en invoquant la liberté insécable de l'artiste: dès lors qu'on crée, on fait ce qu'on veut, on brise les barrières de la forme et les interdits de la morale. Cependant, je conclurais sans conviction. De même que je récuse l'amoralité de l'art, je ne crois pas non plus dans la créativité coq-à-l'âne. Plus j'écris sur l'art, plus je me sens rigide; il y a, en effet, de la vieillerie en moi. Je sais qu'une langue doit bouger et que le conservatisme linguistique est risible, comme tous les conservatismes. Je me réjouis des mots nouveaux qui entrent dans notre langue, je m'amuse de ceux qui s'illusionnent que la maîtrise du français consiste à faire la double négation, je m'amuse encore plus de ceux qui me reprennent quand je dis «au jour d'aujourd'hui». Un jour, quelqu'un s'en est agacé, en jugeant que l'expression est redondante; je lui ai alors répliqué : « aujourd'hui est déjà un pléonasme». Et de lui expliquer que son étymologie, en latin, contient deux mots, diurnus et hodie, qui désignent exactement la même chose. Les rigoristes m'exaspèrent d'autant plus qu'ils se servent de leurs pseudo-connaissances comme d'un piédestal pour jauger et, le plus souvent, mépriser ceux qui parlent un français approximatif. D'ailleurs, dès que je dis mon métier à des inconnus, la plupart évoque leur propre rapport à la langue ou à l'orthographe; aussitôt, je leur réponds que je ne suis pas sourcilleux et que je ne corrige pas les fautes de conjugaison ou de grammaire.

4 commentaires:

  1. Donc comme Du Bellay nous dirons "Du Balai" aux "rigoureusités linguistiques" et autres camisoles qui rigidifient la langue française au point de la rendre étrangère à ses propres enfants... mais attention aussi à préserver la "comprenitude" entre nous !

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  2. Du Bellay est un auteur contemporain! Il préconise des audaces syntaxiques, des néologismes, des inventivités de chaque instant, des grammaires nouvelles. Il n'y a qu'à lire son "Défense et illustration de la langue française." Quoi de plus beau que cette création pétillante, qui ne se soucie de personne mais qui sait se faire entendre, comme une oreille immense qui perçoit la pulsation des cœurs lointains?

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  3. Toujours un grand plaisir de lire ces quelques lignes joliment posées,
    sur des sujets aussi variés qu'improbables... :)

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  4. Tout est sujet à littérature, absolument tout. Une preuve, cher anonyme ? Renseignez-vous sur un certain Pierre Thomas Nicolas Hurtaut et sur un ouvrage qu'il a fait publier en 1751...

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