jeudi 17 juillet 2014

Deux mots si simples


            C’est une formule rabâchée qui exhorte à un plaisir qu’on ne saurait pas définir car on la récite plus qu’on ne la médite, dans une évidence creuse, comme quand on cite des maximes ou des phrases célèbres d’écrivains ou de philosophes : carpe diem. Puis c’est sa traduction qui dévoile les premiers malentendus : cueille le jour. Mais que signifie-t-elle ? Qu’entend-on par cueillir ? Et qu’entend-on par jour ? Quelle morale mettrons-nous à profit dès que nous aurons proclamé le carpe diem ? A peu près tout, c’est-à-dire à peu près rien. Elle nous incite à jouir de l’instant, à ne pas différer les joies qui s’offrent à nous ni à se réfugier dans les seules promesses du bonheur.

            La vie se conjugue au présent, quelles qu’en soient ses aspérités et ses avanies. Qu’importe la quête d’un sens, d’un parcours ou d’un destin ? C’est dans la capacité à puiser les plaisirs que la morale s’ébauchera : de là, cueille le jour. Cueillir est plaisant ; on cueille les mûres, les fraises, les framboises, les champignons, etc. Mais la joie n’est pas toujours à portée de main : je tends le bras dans les feuilles de l’arbre mais je ne sens aucun fruit. Ce matin, par exemple, dans le métro, je n’ai vu aucun rayon sur les visages. Quel jour aurais-je cueilli dans cet anonymat froid et pressant ? Si moi, je suis prêt à cueillir le jour, les autres hommes penseront-ils comme moi ? C’est une chose que de connaître le carpe diem, c’en est une autre que de le vivre. Quant à ceux qui, au quotidien, le font résonner en eux comme une loi intime, ils sont rares et je n’en ai rencontré qu’une poignée.

            Le plus souvent, le carpe diem est prononcé comme une nécessité. Il confronte la dolence et la parcimonie de nos vies à la ferveur et l’impulsivité de celles que nous voudrions. Cueille le jour s’assombrit d’un « il faut cueillir le jour », ce qui en fait un constat doux-amer d’un hic et nunc qui ne nous satisfait pas. Qui dit « carpe diem » ? Ceux qui savent jouir ici et maintenant ou ceux qui regrettent de ne pas savoir être joyeux ? La joie n’est pas le bonheur, elle est abrupte, instantanée, sauvage, irrépressible. Que dit-elle ? Bondis. En revanche, le bonheur ne saute pas, il marche d’un pas lent. Ses commandements ? Endurance, modération, humilité. Peut-il s’allier au carpe diem ? Question écueil, qui ouvre nos vertiges intérieurs. Peut-on seulement expérimenter cette devise tous les jours ? Savons-nous, à n’importe quel moment du jour, avec n’importe quelle personne, en n’importe quel lieu, saisir l’effervescence de la vie et exaucer la sentence d’Horace ? Pouvons-nous vivre continûment dans cette force brillante ? Toute cueillette est fragmentaire. D’une part, on ne cueille jamais tout. Montez dans un cerisier en mai, en vous promettant d’en prendre toutes les cerises : vous n’y parviendrez pas. D’autre part, on ne cueille pas tout le temps. Aller dans le cerisier en hiver offre un plaisir profond ; l’arbre est nu, on se sent plus près du ciel. Cependant, on attend le printemps car seul le printemps nous donnera des cerises.


13 commentaires:

  1. Cueillir le présent, difficile lorsqu'il n'existe pas... En effet, tout en étant notre réalité perceptible l'instant présent par définition n'est pas, il est tellement fugace que c'est déjà le passé. Autant recueillir de l'eau dans une passoire ! C'est pourtant le credo des faiseurs de bien être à la mode qui vendent leurs conseils et produits bio ou autres. Ils ne font que surfer commercialement sur "la vague à l'âme" des hommes qui sont pris dans l'accélération du temps... ou le sentiment de cette accélération et l'abrutissement médiatique qui vise à nous déprimer, à nous isoler davantage les uns des autres pour nous aliéner dans la consommation, seule "religion" digne de ce nom aujourd'hui, mais je me disperse... Carpe diem, le futur n'existe pas encore et le passé est déjà révolu, comment donc saisir cet instant fugace où nous sommes en "contact" avec le réel, cette intersection entre l'avant et l'après. L'idéal serait de l'anticiper en le cultivant afin de le récolter lorsqu'il est mûr, puis le faire durer et revivre par nos souvenirs, mais la solution peut être aussi l'acceptation de ce qui arrive que cela soit agréable ou pas, en relativisant les choses. Cela nous ramène au poète Horace à l'origine de l'expression, déjà à cette époque la vie des hommes était mue par leurs passions, morts peut-être avant d'avoir vécus. Sommes-nous tous condamnés à voir l'instant présent qui serait la seule vie réelle, défiler sous nos yeux comme un train trop rapide dans lequel on ne peut monter ? L'insouciance du lendemain qui n'existe pas encore est-elle le secret du Bonheur ? N'est-ce pas justement cette conscience du temps qui est le propre de l'Homme et donc d'une certaine façon sa "malédiction", coincé qu'il est entre la peur de l'avenir et les regrets du passé ? Ces deux mots "carpe diem" nous poussent effectivement à méditer sur leur sens et ton questionnement en est d'autant plus pertinent... Ce blog n'est vraiment pas soporifique :) Stéphane Ch. (qui profite du temps des vacances pour te lire...)

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    1. Bonjour Stéphane,

      Ton commentaire me fait penser à Blaise Pascal et à notre incapacité radicale à vivre pleinement l'instant présent, tiraillés que nous sommes entre les souvenirs de notre passé et les désirs de demain; entre les madeleines de l'enfance et l'hybris, qui nous pousse à dépasser notre condition de simple mortel et à vouloir, comme Icare, tutoyer les Dieux!

      De plus, "carpe diem" est, en effet, une formule débitée continûment, de même que "profite" ou le "enjoy" anglais. Est-ce un leurre d'exhorter à la jouissance plénière du hic et nunc ? Je ne trouve pas.... Mais ce sont des moments de grâce, où le temps acquiert une sorte d'éternité fragile et dont on pressent, plus ou moins précisément, qu'elle ne durera pas. L'écoute de certaines musiques, la contemplation d'un paysage stupéfiant, l'ivresse de quelques mojitos partagés avec des amis, l'étreinte de la personne aimée offrent cette possibilité de goûter à la surpuissante et capricieuse plénitude du moment...

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    2. Carpe idem
      Comment ne pas répéter ce qui a déjà été si bien dit et analysé...
      Il y a des maximes qui semblent aider à vivre en donnant une solution laconique et plus ou moins magique à nos problèmes quotidiens.
      Par exemple: mektoub , si Dieu le veut, demain est un autre jour, un bon tiens vaut mieux que 2 tu l'auras...etc...carpe diem fait partie de ces expressions qui prétendent nous conseiller pour pas cher sur la façon de mener notre vie.
      Elles ne nous aident en général qu'à conforter des décisions déjà prises car en fait elles traitent toutes d'un problème insoluble : comment choisir entre le présent et l'avenir, comment se projeter dans le futur , mais en fait elles ne donnent que des solutions extrémistes et inapplicables, soit en constatant notre impuissance (mektoub, si Dieu le veut), notre ignorance(demain est un autre jour), soit en privilégiant à l'extrême le présent (un bon tiens..., carpe diem)...aucune de ces formules ne permet de trancher la question fondamentale "qu'est-ce qui nous attend" , qui est la seule question dont la réponse permettrait de trancher entre "faut il carper maintenant ou carper plus tard"...
      Je me retourne donc vers mon chat étalé sur le canapé et qui semble avoir une réponse plutôt orientée vers carpe diem non pas parce qu'il fait un choix entre maintenant et plus tard mais précisément parce que n'étant pas apte à se projeter dans un avenir bien lointain, il n'a pas le choix d'attendre ou non...
      Finalement, rien de tel que de ne pas savoir pour ne pas se tromper, l'essentiel étant de ne pas savoir qu'on se trompe...

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    3. Bonjour et merci pour votre commentaire, qui approfondit mes propos en y ajoutant une perspective ontologique.

      Mais votre chat, dans sa sagesse de félin qui demeure insondable, se rit peut-être de nous autres, humains capricieux et avides, en quête de tout et n'importe quoi (y compris de l'immortalité!), qui ne parviendrons jamais à nous dépouiller de ce qui fait à la fois notre grandeur et notre petitesse : l'insatisfaction.

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  2. Je partage tout à fait votre sentiment lorsque vous attribuez plus de sagesse à un félin qui dort qu'à l'humanité toute entière lorsqu'elle ambitionne l'immortalité ou lorsqu'elle chasse des exo-planètes, probablement dans l'espoir inconscient de les massacrer comme elle le fait avec la sienne.
    L'homme ne pense qu'à se prendre pour le Dieu qu'il a lui même créé, il n'est dépassé que par l'immensité de sa vanité..et chacun de nous est touché.
    (Rien de tel qu’une bonne rasade de pensées bien négatives pour attaquer une bonne soirée)

    Bonne soirée

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  3. Et cependant, c'est "cette constance dans l'inconstance" si caractéristique de l'homme qui fait de nous des mammifères déroutants et uniques. Certes, il va parfois jusqu'à concevoir, élaborer puis construire la bombe la plus efficace qui soit MAIS il a aussi la capacité à bâtir des édifices aussi fascinants que le monastère de Taktshang...

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  4. Les années d’apprentissage à l’école et la passion que j’avais de la philosophie tout au long de mes études ne me sont d’aucun secours dans la définition du carpe diem.
    Ou alors c’est de la théorie creuse et on se délecte dans la masturbation intellectuelle.
    Seule l’expérience de mon ressenti me permet de proposer un début de réponse quant au carpe diem parce que, à l’occasion de deux postures différentes, je l’ai touché , effleuré.
    Il y a pour moi le regard du spectateur. Et il y a le regard de l’enfant.
    Quand je dis regard, je dis présence complète, corps et âme, tout sens confondus.
    Jadis, quand j’étais enfant et aujourd’hui quand je suis spectatrice (d’une scène réelle ou d’une histoire racontée au cinéma, au théâtre ou dans un livre) je perçois les choses telles qu’elles se déroulent dans l’instant présent et sans les juger parce qu’elles ne m’atteignent pas, parce que je me sens en confiance dans le présent et parce je n’ai pas la mémoire du passé ou la conscience d’un possible futur. C’est une histoire qui ne m’implique pas. Elle se déroule à son rythme devant moi et non en moi.
    Ce sont les deux rares postures qui me permettent d’être à la fois totalement là et distante, presqu’absente de ce qui se passe.
    Je suis dans une détente agréable et sereine, je vis les choses, je les vois surgir, tout m’étonne, me fait sourire ou me déplait mais rien ne reste en tant que sentiment résiduel.
    Ne pas retenir : on perd le souvenir, on perd les promesses, et c’est triste et dommage mais c’est la condition pour vivre le moment présent.
    Est-ce que vous avez remarqué que lorsqu’on veut retenir une chose en agissant pour la retenir, on ne la retient pas ? lorsqu’on photographie un portrait de Rembrandt, on ne rentre pas dans la vibration de sa tristesse infinie qui reste en écho longtemps après la sortie du musée, lorsqu’on prend des notes à un séminaire passionnant, notes qu’on ne relira jamais, on ne retient pas ce qui a été dit, l’action de la conscience empêche l’absorption par l’inconscient.
    Ne pas résister ni interférer dans ce temps qui s’apparente au temps de l’enfance ou dans le temps du spectacle : au présent est une difficile acceptation qui permet de toucher la magie de l’instant présent.
    Et c’est là aussi que je ne vous rejoins pas : c’est un présent non pas fugace ni déjà parti, c’est un présent infini.

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    1. Quand on a 5 ans, on pense qu’on va vivre éternellement. Quand on a 20 ans, même si on a expérimenté la mort par la perte d’un proche, on vit dans un temps élargi. Et l’entonnoir se retrécit au fur et à mesure que la conscience grandit avec l’âge et l’expérience de la vie qui nous ouvre les yeux et nous oblitère notre regard d’enfant.
      Il semblerait que plus la conscience est forte plus il est difficile de profiter de l’instant.
      La conscience qui nous arrache à la caverne de l’ignorance nous offre la lumière crue de ce qui nous attend : comment vivre alors sereinement le présent avec la mort prête à bondir dans son dos ?
      Comment vivre l’instant présent si vous pensez que votre petite fille de trois ans peut vous être arrachée d’un moment à l’autre ?
      avec la souffrance, la douleur, la violence, la bêtise, la lésine, l’ignorance présentes partout ou menaçantes chez l’autre et nous-même, nous guettant, affamées derrière la porte à tout moment?
      Ce n’est pas l’insatisfaction-qui est désir- qui nous empêche de profiter de l’instant présent, ce n’est pas la peur ou ce n’est pas l’habitude ou l’enfermement dans des comportements mécaniques, tout cela se change et la gymnastique d’une esprit humble et persévérant peut venir à bout de ces illusions.
      Mais c’est bien la conscience, qui est justement le contraire de l’illusion, cette conscience qu’on appelait sans doute raison au 17 et 18 e siècles, qui au lieu de nous enfermer dans ce qui était confortable avant, souvenirs heureux du passé ou désirs ardents des projets du lendemain, d’un meilleur plus tard, nous libère de ce confort là en nous disant : ni passé ni avenir. Et c’est cette conscience là qui nous empêche par son aiguillon entêtant de profiter du carpe diem.
      Il n’y a que la carpe (ou le chat affalé sur un canapé) qui carpe le jour (la nuit pour les chats) ;
      seul l’animal ou l’enfant (qu’on dit innocent), peut profiter de l’instant. Trop de parenthèses....
      Alors il y a une chose qui nous sauve peut-être en tant qu’adulte et ce jusqu’au seuil de notre mort si on a la chance de vivre jusqu’à un âge vénérable :
      Le rôle du spectateur. Celui qui aime le jeu, celui qui aime l’histoire qu’on lui conte, celui qui s’assoit comme un enfant et écoute les mille et une nuits, celui à qui on fait un tour de magie, celui qui joue le rôle d’arlequin dans une pièce, c’est là qu’est peut-être une réponse :
      Le mouvement dans l’immobilité, On voyage mais au présent comme le Douanier Rousseau.
      Et l’autre réponse, et qui me semble l’apanage des plus grands maitres bouddhistes, serait l’exercice plus difficile de faire un alliage précieux CC : carpe diem et conscience. Mais ce n’est plus une conscience au sens de l’intellect, c’est une conscience de perception par les sens.
      Une conscience eschatologique n’est pas une bonne compagne pour le sentiment de l’instant joyeux.
      Il n’y a pas de carpe diem pour celui qui cherche le carpe diem. Il ne se laisse pas attrapper.Le carpe diem est pour celui qui oublie.

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  5. Je vous (te) rejoins sur l'étrange et impuissante aspiration qu'on a de vouloir retenir certaines choses face auxquelles on ressent un plaisir, une ferveur, une sorte de pétillement, mais qu'on ne parvient pas à fixer dans nos caboches. Par exemple, à l'instant, je repense à certains poèmes méconnus que je me suis échiné à apprendre par cœur mais qui ne se perpétuent en moi que par bribes d'alexandrins...L'abandon qui a conscience de soi-même, comme un plongeur tendrait un miroir avant de sauter du haut de la falaise, empêche de vivre pleinement l'abandon. Ceux qui savent "carper" le jour sont, en effet, ceux qui n'ont pas de postulat, d'a priori ni d'oreille théorique (!) sur la vie. Mais cette force, qui conjugue simultanément l'acuité face au réel et une occultation de nos petitesses et tracas, n'est pas permanente. On ne peut pas cueillir le jour à chaque instant et peut-être même qu'on ne le doit pas. Si nous étions dans un détachement pérenne du passé ou du futur, que serions-nous? Des à-peu-près de fantômes, des ombres avides mais creuses qui se limiteraient à saisir, capter, gober le seul présent. Quelle fixité trouver dans ce tourbillon? Cela ferait de nous des poissons rouges, dont la mémoire n'excède pas trente secondes...
    Quant au spectateur, votre (ta) réflexion apporte une lumière et un prolongement sur la sentence d'Horace que je n'avais pas perçus. A nouveau, un souvenir affleure : petit, lors des vacances d'été qu'on passait à Osséjà, alors qu'un cirque s'était installé au bas du village, je suis allé avec mes parents et ma sœur voir la ménagerie. Il y avait là un yack, que j'ai contemplé, contemplé, contemplé. Ai-je, face à cet animal venu d'ailleurs, su cueillir le jour? Sans nul doute, la position de l'enfant et celle du spectateur se tressent l'une à l'autres. Et ce n'est pas parce qu'on est des adultes responsables, avec nos contraintes professionnelles, nos obligations sociales, nos dégâts des eaux à résoudre, que nous nous sommes affranchis de cet éblouissement-là. Je veux croire en cette jubilation incandescente face à tout ce qui nous cerne, depuis les formes moutonnantes des nuages jusqu'à la clarté citronnée d'une margarita...

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    1. Tu n’as jamais bu de margarita toi, où as-tu vu de la clarté ? il n’y a rien de plus trouble que cette douce liqueur.
      J’aimerais te rejoindre au sujet de l’abandon dont la magie aérienne se perd s’il est alourdi par le regard conscient de soi. Il s’agit d’un extrait du livre d’Osho sur la créativité :
      « Nijinski était parfait parce qu’il était total. Souvent quand il dansait, il faisait des bonds tels que les spectateurs n‘en croyaient pas leurs yeux, les scientifiques non plus. Ses bonds étaient tels qu’ils contredisaient la loi de la pesanteur. C’était inconcevable.
      On l’a questionné maintes fois et plus on lui posa de questions, plus il devint conscient et cette capacité se mit à disparaitre. Vint un moment où elle disparut complètement. En devenant conscient, il avait perdu sa totalité. Mais Nijinski comprit pourquoi cela avait disparu. Cela n’arrivait que lorsqu’il se perdait complètement dans la danse. Dans la détente complète, dans la relaxation complète, on fonctionne dans un monde différent et selon des lois différentes. Tout comme il y a la loi de la pesanteur, il y a la loi de la grâce qui soulève. C’est ce qu’on appelle la lévitation. Dans un abandon total, sans ego, dans une certaine ivresse, on est en apesanteur. »
      L’abandon tolère mal la conscience de soi mais pour autant il n’est pas l’absence de mémoire, ce n’est pas une reddition de l’esprit.
      Il y a un juste équilibre à trouver et c’est bien la difficulté qui assiège souvent notre esprit si prompt à former des concepts fermés, à trancher les choses en les opposant, en les enfermant dans des mots catégorisant , notre intellect est si confortable dans le tout ou rien.
      Dans une forme d’inconfort, L’abandon est un aller-retour permanent entre notre lucidité (ou conscience mais c’est un mot un peu galvaudé finalement) et notre besoin d’oubli, entre notre présence à nous-même et le relachement total du corps et de l’esprit. Et cet exercice permet de n’être ni totalement comme l’animal non conscient de lui qui est agi et s’abandonne à son instinct dans l’instant ni totalement comme l’esprit cartésien prenant le pouvoir sur les choses par la domination contrôlante des mots et des actes de mémorisation. Le truc des collectionneurs ressemble à cette obsession de vouloir retenir un réel mais on est impuissant à le faire. Et c’est pour l’ego un tel constat d’echec que très peu de gens acceptent cette condition qui ne peut pourtant être changée.
      La question qui a été posée il y a quelques siècles pourrait se reposer :
      « être ou ne pas être » devient « être et ne pas être ».

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    2. Il y a un symptôme qui nous dit si la cueillette du jour a été faite, si la moisson a été bonne : lorsqu’on se met volontairement dans un état de lucidité mêlé à une forme d’abandon face à un évènement, lorsqu’on est présent mais sans passivité, avec le mouvement de mémorisation (et non de rétention) d’un instant, alors cet instant est imprimé de manière indélébile en nous.
      Et on sait qu’on a fait acte de carpe diem.
      Faites le test. Photographiez consciemment un évènement, par exemple vous êtes chez le boucher et vous achetez des andouillettes (berk), imprégnez-vous de tout ce qui se passe en vous et en dehors de vous, odeurs, bruits, visions des mouvements, impressions face à l’homme rougeot qui vous tend le sac, comme une méditation intense et brève, une expérience synesthésique complète avec un message destiné à l’inconscient : « souviens-toi de ce moment », sans lui donner un sens précis, un objet, une utilité, sans chercher une analogie mnémotechnique, sans essayer de le retenir avec autre chose que notre esprit (garder le ticket de caisse, photographier les andouillettes, noter cette expérience dans un petit carnet), être dans une hyperprésence.
      C’est un moment dont vous vous souviendrez 30 ans plus tard pour peu que vous acceptiez aussi de suivre la dernière phase qui est l’entretien (comme on entretient une langue, un savoir faire, une pratique), réactivez cette image une ou deux fois, ça suffira. Elle restera gravée dans le marbre veiné de vos synapses.
      Et imaginez qu’on ne le fasse pas avec son boucher qui a pour nous une importance toute relative tout de même (sauf si c’est l’amour de notre vie et qu’on lui a pardonné son odeur persistante d’andouillette) mais qu’on le fasse pour des expériences plus importantes : quand on est avec ses amis, avec son amour, avec ses enfants, quand on est face à une oeuvre d’art bouleversante, lorsque les émotions affleurent l’exercice est plus difficile parce qu’il faut une dose de concentration plus forte mais c’est plus facile aussi parce que les émotions sont les vecteurs les plus puissants de la mémorisation durable.
      On le fait pour chaque expérience de la vie, au début on est épuisé par tant d’énergie mobilisée, et puis on apprend à le maitriser (bon j’avoue j’en suis encore loin ).
      On est alors riche d’un monde intérieur coloré où le temps est perçu différemment, on revit comme quand on vivait enfant, chaque moment est regardé à la loupe, vécu de tout son être par notre présence/absence.
      Et la reconquête du temps qui file se fait peu à peu. On se fait un collier de souvenirs cueillis en toute clairvoyance, un chapelet magique.
      C’est spectaculaire.

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  6. En vous (te) lisant, je me dis que cet accès à l'hyperprésence résulte d'un travail, d'une aptitude à sentir le "hic et nunc" qui n'a rien de facile. Il s'agit d'une force doublée de décantation, comme si on liait un exercice méditatif à une observation quasi-policière du réel : le Dalaï-Lama cohabitant avec Sherlock Holmes dans un même corps et un même esprit. Cueillir le jour est un impératif asséné par Horace en un seul vers mais pour le vivre avec effectivité, il est indispensable d'avoir ce qu'un autre poète, Philippe Jaccottet, appelle l'accueillance, cette capacité à puiser de la splendeur parmi les choses les plus simples, telles que la nage d'un canard dans l'étang, le lierre qui pousse jusqu'au toit de la maison, la rieuse frivolité d'une vieille dame qui achète un sachet de friandises au supermarché, la contemplation du lever de soleil à Palmyre, la frondeuse sensualité d'une femme portant un chapeau, le pressentiment qu'une personne est amenée à jouer un rôle essentiel dans notre vie. A-t-on toujours cette disposition? Est-on à certains âges de notre existence plus réceptifs au monde qui nous entoure, à humer la saveur forte de l'andouillette (!) ou à suivre la course d'un lézard sur un muret ? A vingt ans, je me sentais moins en prise avec les couleurs et les souffles, les visages et les voix des hommes, je ne captais pas ces dizaines de ferveurs qui s'offrent à nous chaque jour. Aujourd'hui, j'espère avoir acquis une sorte d'habileté à voir ou, du moins, à entrevoir quelques fragments de ce qui contribue à l'éclat du monde. Mais j'ignore comment, concrètement, on y parvient alors que toi, tu l'envisages de manière tangible, pragmatique, avisée. De plus, tu perçois toute l'énergie nécessaire à dépenser pour exaucer le précepte d'Horace; "carper" le jour relève d'une exigence, d'une tension, d'un conatus qui, paradoxalement, s'assimilerait à une discipline pouvant nous détourner des fruits de la jouissance. Et c'est là que cette phrase est riche : aussi lapidaire que vertigineuse, elle nous confronte à nous-mêmes et à la propension que nous avons, toi comme moi, le comptable d'une grande banque ou le vendeur de nems de la rue Rochechouart, à empoigner ce qui s'étend face à nous. Et une autre devise, plus ancienne, de Pindare, me vient en tête : "ô mon âme, n'aspire pas à la vie éternelle mais épuise le champ du possible". Tes réflexions sont belles car elles sont porteuses de lumière. Sans être naïves ou aseptisées, elles mettent au jour l'impératif que chacun de nous devrait entretenir comme un crédo : consentir à l'émerveillement.

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  7. 1/4 P MMMMMMMMMM =
    revenir boire à la source de la perception
    on a pas toujours soif mais
    déshydraté = mal de tête alors
    tournée générale !!!

    signé : l'anonyme masqué


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