vendredi 9 juin 2017

Un influent



C’est l’aisance et la rapidité avec lesquelles il s’était enrichi en vendant de la porcelaine dégriffée qui l’avaient mené à considérer autrement l’homme qu’il était ; car jusqu’alors, avec un visage des plus ordinaires, ni séduisant ni laid, habillé le plus souvent d’un pantalon beige et d’un gilet gris, n’ayant pas vécu des épreuves qui auraient pu faire naître en lui le sentiment qu’il était quelqu’un de rare ; ni talentueux ni cancre à l’école, ni fusionnel ni fâché avec sa famille, ni fêtard ni ermite, ni érudit ni inculte, ni bavard ni taiseux, ni généreux ni rat, il s’était perçu comme un être semblable à des millions d’autres qui, du lundi au vendredi, se levait à sept heures, buvait son café, mangeait une tartine de pain beurrée puis partait au travail pour rentrer en fin d’après-midi, impatient que le week-end arrive afin de sortir avec son groupe d’amis. Mais après une succession de métiers qu’il avait faits sans avoir à persuader quiconque d’acheter un produit, il fut recruté comme démarcheur dans une entreprise de vaissellerie qui se portait plutôt mal que bien.

Le porte-à-porte fut sa providence : de maison en maison à vanter des ustensiles de moindre qualité comme s’ils étaient des objets indispensables pour une vie heureuse ; à les décrire avec autant de ferveur et de suggestivité qu’un chef-d’œuvre de la peinture, il écoula tant de services de table qu’en trois mois, l’entreprise fut sauvée et un trimestre plus tard, grâce à lui seul (qui réalisait près de deux tiers des ventes), pour la première fois depuis un quart de siècle, elle redevint rentable.

Il exigea d’abord d’être mieux payé, ce qui lui fut accordé aussitôt. Puis, dans un questionnement que facilite la neuve délectation du confort, il s’examina : comment avait-il persuadé tant de gens à payer pour sa camelote ? Comment leur avait-il fait entrevoir qu’en mangeant dans ses assiettes, ils savoureraient à chaque repas un peu plus de félicité ? Et après ce troublant sondage de soi-même, il sentit qu’il avait une sorte d’aptitude ou de prédisposition à influencer les gens. Cette jouissive impression devint une certitude ; et au fil des semaines, il se demanda comment il pourrait mettre davantage à profit ce qu’il appelait son « don ». En prospérant dans le commerce ? Cette possibilité lui déplut ; il lui fallait moins prosaïque comme aventure - car c’est ainsi qu’il voulait désormais vivre. Et plus ample aussi, plus fédérateur. Quant à l’argent, il fut une autre prérogative : on amasserait davantage.

Un après-midi, dans la rue, il entendit un garçon aux yeux ronds demander à son père : « Papa, c’est qui, Dieu ? » Cette interrogation le fit d’abord sourire puis, dans tout ce que l’innocence d’une réflexion d’enfant résonne d’une vertigineuse acuité chez les adultes qui ne prétendent pas tout savoir sur tout, il se posa à lui-même : « Qui est Dieu ? » Et une machinerie intérieure s’enclencha : « Pourquoi pas moi ? »

Le samedi d’après, en milieu de soirée, dans le village de Montfavet, alors que les habitants s’étaient rassemblés sur la place pour fêter les vendanges, il entra en titubant et s’écroula devant eux. Après avoir été relevé, il leur raconta que des êtres nimbés de lumière l’avaient transporté dans leur vaisseau spatial avant d’entamer un voyage à travers le système solaire, pendant lequel ils lui avaient révélé que Dieu s’apprêtait d’ici quelques années à venir sur Terre afin de livrer à l’humanité le secret de l’immortalité.

La plupart ricanèrent de son récit mais il y en eut quelques-uns pour le croire. À ceux-là, il parla de son périple cosmique avec autant d’exaltation que de sa vaisselle dégriffée ; et il les fascina. Hallucinatoire et gémissant, il avait marché jusqu’à eux pour dévoiler le stupéfiant futur ! La Vérité jaillissait de sa bouche ! L’avenir qu’il esquissait, oui, serait le leur !

Ces inconnus furent ses premiers fidèles ; ils se dévouèrent à lui comme un poète à sa muse : et puisque son corps se crispait, que sa voix tremblotait et que ses yeux s’emplissaient d’extase, ils décidèrent, pour assister cet homme en souffrance de lui donner une part de leurs revenus, en plus de l’héberger dans la maison de l’un puis de l’autre car ils se devaient de l’accueillir, de côtoyer ce héros, ce surhomme, cet élu qui avait sillonné l’univers avant de surgir sur la place de Montfavet pour leur annoncer que Dieu lui avait ordonné de répandre sa prophétie…
 
 

4 commentaires:

  1. "Un influent" ou comment naissent les sectes ou les dictatures... Un petit récit qui, sans en avoir l'air, dit pas mal de choses sur le charisme et le besoin de croire, la fascination pour le surnaturel, l'extraordinaire, le surhumain et au final la crédulité. Un texte intéressant qui résonne curieusement avec ces temps électoraux (d'ailleurs tu parles de l'élu dans ton texte) alors que certains tribuns déclament, promettent ou appliquent les préceptes d'une communication efficace appris au sein de leur parti. A une autre époque la marionnette d'un certain président disait "appelez-moi Dieu" dans une émission de divertissement politique et aujourd'hui un autre se prend pour Jupiter... Eux mêmes ne cherchent-ils pas d'ailleurs à laisser une trace dans l'Histoire pour devenir immortels. Il y a aussi un aspect comique dans ton texte lorsque tu mets en résonance la porcelaine bas de gamme qu'il vend et le message divin qu'il veut propager pour faire sa propre fortune. Gourou New Age, un job comme un autre finalement. D'ailleurs un certain publicitaire avait avoué qu'il vendait un président comme une savonnette, mêmes techniques marketing. Tout est dans l'emballage ! Ta prose ferait presque office de fable, il ne manque que la morale (terme lui aussi en vogue actuellement :)) dans le genre de La Fontaine "tout... vit au dépens de celui qui l'écoute".
    Stéphane.

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  2. Cher Stéphane,

    Dans ton texte, tu indiques que le sectarisme se répand dans la politique et l’économie tout en se drapant derrière un prestige auquel il conviendrait de consentir, au seul motif qu’un chef occupe une haute fonction. Plus largement, nous avons tous nos moments de complaisance : tantôt un vendeur ambulant nous convainc d’acheter une chemise de sous-marque, tantôt un ami réussit à nous faire venir à une soirée qui n’a rien d’attrayant ; mais ces occasions, tant qu’elles sont rares, ne lèsent pas. En revanche, une secte accapare l’individu pour longtemps, même si elle se présente comme une communauté accueillante et épanouie. C’est une pieuvre qui porte un masque de charité ; elle revendique un mécénat du cœur, une bienveillance infinie pour ses membres, les flatte, les persuade qu’ils appartiennent à l’élite de l’humanité et que le reste du monde, voué à l’agressivité et à l’inculture, mérite d’être méprisé. Elle séduit ceux qui doutent d’eux-mêmes : pas de meilleure cible que les gens tristes, esseulés, meurtris par une rupture amoureuse ou carencés en affection. Dès lors, elle replie ses tentacules sur eux, les enserre dans une prévenance permanente en amplifiant leur peur des Autres et l’obscure évidence qu’on ne peut pas s’égayer en dehors d’elle. Pour quelqu’un comme toi, lucide jusqu’à la prudence, le sectarisme est un territoire impossible ; tu y vois la défaite de la raison et décèles en lui un je ne sais quoi de grotesque. Si quelqu’un t’apostrophait d’un : « Moi, suprême guide du cosmos, j’ai défendu la Terre contre les attaques des démons de Pluton » tu glousserais, non ? Mais certains, fragilisés par des successions de déboires, trouveront dans les délires d’un gourou un peu de réconfort, même s’il se double d’aveuglement intérieur…

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  3. Éric-Emmanuel Schmitt a aussi décrit son expérience mystique dans « La nuit de feu ». J’ai comme l’impression que tu es toi-même plus près des étoiles que tu ne veux bien le reconnaître.
    Bonne soirée, avec les êtres de lumière qui t’accompagnent…
    Élisabeth Lecocq

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  4. Tu me confortes dans la conviction qu’un texte, au-delà des intentions de son auteur, recèle des interprétations qu’il laisse entrevoir malgré lui. En effet, le personnage peut passer pour quelqu’un de bien intentionné : dans le premier paragraphe, il est décrit comme quelqu’un de banal, voire fade mais en aucun cas malveillant ou manipulateur. Ainsi, on pourrait admettre qu’il est sincère lorsqu’il raconte son périple cosmique ; comme tant d’autres hommes avant lui, il aurait vécu une transe spirituelle. Cependant, il y a un bémol plus lourd qu’une enclume à une telle éventualité. Anna Katharina Emmerick a-t-elle jeûné un quart de siècle ? Joseph de Cupertino a-t-il lévité des centaines de fois ? Libre à chacun de croire si ces mystiques ont accompli des miracles ou des impostures mais (et c’est ce qui les rend tellement différents de l’ancien vendeur de vaisselle) ils ne réclamaient pas d’argent.

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