lundi 28 août 2017

Philippe, sycophante


Son métier consistait à inventer une ou plusieurs rumeurs sur quelqu’un puis à les répandre en ville, de rue en rue, lors des marchés, des ventes à la criée ou après les débats sur l’Agora. Le plus souvent, un marchand, un paysan, un politicien, un militaire ou un mari jaloux lui demandait de ternir la réputation d’un rival. Il fallait noircir vite et bien son début de prestige ; bref, on le payait pour diffamer. Travail rémunérateur, effectué par une poignée d’Athéniens car la délation, en plus de s’affranchir de la morale, nécessitait une endurance à avilir ceux qu’elle avait pris pour cible.

Quels que soient l’âge, le passé, les actions, le mérite, le désintérêt des citoyens qu’on lui demandait de souiller, il consentait. Le scrupule n’est pas rentable ; de plus, il aurait perdu du temps à se renseigner sur eux. Son empirisme l’emportait sur les égards et le respect de l’Autre, les sagesses de philosophes, etc. Quand il se revoyait enfant, au collège, défendant un élève que d’autres brimaient, ce souvenir l’embarrassait ; et si quelqu’un lui avait rappelé ses anciennes bravoures, ses joues en auraient rougi. À présent, la magnanimité était une époque lointaine et s’enrichir constituait son unique exigence. Diffamer plus, récolter plus ; et chaque nuit, il s’endormait en murmurant ces quatre mots.

Il faisait plus que vivoter mais il voulut vivre. La calomnie paye bien. Si au début, un je ne sais quoi de culpabilité l’avait fait douter d’une telle profession, il se persuada, en amassant de l’argent, que souiller des réputations n’était pas si blâmable ; et ce qu’il avait entendu et continuait d’entendre sur la laideur du mensonge avait fini par renforcer son envie de colporter le pire.

Sillonnant, du matin au crépuscule, les quartiers où ses on-dit s’éparpilleraient comme des graines dans le vent ; lui qui sur un cahier notait l’heure où le gotha entrait et sortait des lieux de fête, il se vouait à son travail dans tout ce que le mysticisme a d’étroit. Il agissait furtivement : un jour, par exemple, à la sortie de l’école, il raconta à un groupe de parents venus chercher leurs enfants que l’instituteur était un tactile puis il s’en alla. Moins d’une semaine après, celui-ci se pendit dans sa cave.

Méticuleux, sans éthique et certain d’avoir trouvé là sa vocation, il ne se contrariait pas de puer du cœur. La notoriété qu’il avait acquise au fil de ses ténébreux cancans l’avait rendu fier. Avec quelques phrases, il défaisait des vies. Dévaster l’indifférait : puisque la foule s’était fiée à lui, la vérité ne résidait pas ailleurs.

Un matin, il reçut la visite d’un vieil homme aux yeux blancs, qui l’interpela : « Dans le quartier, on n’aime pas Alexa. Fais ce que tu dois. »

Alexa était sa belle-sœur. Meurtrir parmi les siens ? S’attaquer à la femme que son frère chérissait ? Dégrader quelqu’un qui lui avait toujours semblé intègre ? Il hésita. Lui qui avait prospéré en sapant la dignité de centaines d’Athéniens sans en faire de mauvais rêves, on le vit hagard pendant quelques heures, à arpenter les rues comme si un songe mêlé de nausée l’accaparait.

Pragmatique, il se donna une semaine pour faire son choix mais dès le lendemain, dans les derniers moments de l’aube, il se persuada que discréditer sa belle-sœur le rendrait redouté ; après, une sorte de gloire l’entourerait, qui ferait de lui un incontournable. Sorti de chez lui, il raconta qu’elle avait invité de jeunes marchands dans sa maison, en ajoutant que cette hospitalité ne devait pas être surinterprétée. Puis il s’éclipsa avec la moue de l’invité qui en a trop dit.  

Quelques heures plus tard, sur le seuil de sa porte, sa belle-sœur trouva un cadavre d’oiseau, des étrons, des crachats et des lettres gravées sur le mur : PUTE.

Elle qui était la femme d’un seul homme suffoqua avant de fuir. Un pêcheur retrouva son corps le lendemain, au pied d’une falaise ; dans la nuit, elle s’était suicidée avec la mer pour dernier regard et la honte pour dernière sensation.

Philippe en fut déçu : son frère avait épousé une femme bien fragile ; quant à la rumeur qu’il avait propagée, surpris qu’elle fût si efficace, il entrevit le bénéfice de la répéter pour d’autres femmes.

Dans sa famille, certains savaient comment il récoltait des drachmes en se réveillant tard et sans se faire transpirer dans les champs. Ils comprirent que c’était lui, le calomniateur mais n’ayant pas de preuve pour l’accuser, ils se contentèrent de le haïr.

Rejeté par ses proches fut peu : élevé au rang de Grand Délateur, Philippe fêta sa promotion sur les hauteurs d’Athènes, dans le palais qu’un magistrat soucieux de solliciter ses services avait mis à sa disposition trois jours et trois nuits.









4 commentaires:

  1. En classe de prépa, lorsque nous étudiions les discours de Démosthène, le terme était employé de manière récurrente au sujet de la controverse entre Eschine et lui, mais je ne me souviens pas lequel était traité de sycophante par l'autre. Un comportement à la fois si médiocre et intéressé est tout à fait négatif, mais n'est-il pas resté d'actualité dans le besoin si français de dénoncer sans cesse et sans résultat ? Le contenu de ton blog fait-il allusion à une situation et à des personnes précises ou contemporaines ? En tout cas, le discours est lumineux.

    Michel Denicé

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  2. Cher Michel,

    Merci pour tes impressions de lecteur et les questions que tu poses dans ton commentaire. Pour te répondre, aucun peuple n’a, à mes yeux, une prédisposition (ni génétique, psycho-affective ou sociale) à tel ou tel trait de caractère : les Français ne me paraissent pas plus impatients que les Suédois, les Japonais plus contemplatifs que les Maliens et les femmes espagnoles plus torrides que les coréennes ; et de même qu’elles n’ont pas de frontière, les passions ne se circonscrivent pas à une époque ou une génération : la soif, voire la délectation que les Hommes ont de médire existait déjà à la Préhistoire et ne disparaîtra pas cette après-midi. En revanche, il serait fructueux d’étudier comment la diffamation s’est manifestée au fil des siècles. Michel Pastoureau a écrit une « Histoire du bleu », Alain Corbin une « Histoire du silence » ; dans une « Histoire de la calomnie », nous pourrions donc découvrir comment le mensonge circule dans un village, se répand à la région avant de s’étendre sur le pays. Entre les bestiales exhortations de Vichy à dénoncer les Juifs, les lettres anonymes adressées à Christine et Jean-Marie Villemin, les ragots sur Dominique Baudis, les lois Pasqua incitant à dénoncer les immigrés en France, le livre évoquerait cette haine endurante et poisseuse qui, ne se contentant pas de haïr, s’acharne à se faire connaître. Ce seraient-là des pages tristes mais peut-être utiles pour l’avenir…

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  3. Pas mal, percutant comme portrait. Comme il est bref, il est très contracté et statique sur le plan narratif car c’est le point de vue du protagoniste qui fait son portrait. Pour ce qui est de la vérité historique, je ne peux pas t’aider : je ne me suis jamais penchée dessus et j’en ai entendu parler dans les oraisons de Lysias, si je ne me trompe pas, à l’époque noire des trente tyrans.

    Romina LUZI

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  4. Romina,

    Bienvenue sur le blog et merci pour tes précisions d’historienne.

    À la différence du pervers, qui se délecte de meurtrir lentement, le diffamateur a soif de nuire avec fulgurance. À son cynisme s’ajoute l’impatience, ce qui en fait un sadique dans la hâte. Voulant réussir sans tarder, Philippe, le sycophante dont je fais la brève biographie, exerce un métier mêlant ces deux traits. Calomnier revient, chez lui, à user du mensonge et des rumeurs avec une rapidité qui l’enrichit autant qu’elle le fait jouir…

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