dimanche 16 janvier 2022

Dans Fontainebleau

 

« Quittons cette route et prenons celle sur la gauche,

Moins large puis un sentier s’ouvre comme une zébrure,

Fie-toi à moi, juste quelques pas entre les herbes

Et nous voici devant le plus vieil arbre de la forêt :

Planté vers 1370, sa naissance si lointaine

Que les ancêtres de nos ancêtres ne l’ont pas vu.

Autrefois, il se contemplait comme un monument,

Des promeneurs venaient ici en pèlerins.

- Il s’étend plus haut que les chênes alentour

Et ressemble à une cheminée de neige jaune.

- Des couleurs devant ce tronc qui n’a plus d’écorce ?

Au mieux la blancheur d’une cire pétrifiée.

- Il occupe nos yeux (tu l’admets ?) et nos mains

En s’y posant touchent la mémoire de la terre.

- Comme passer la paume sur un corps figé dans son sang :

La sève ne coule plus à travers le bois.

- Ses branches ont le désir des bras priant

Vers un ciel qui exauce ou exaucera.

- Avec ou sans vent elles casseront bientôt

Et tomberont du fracas précédant la fin des bruits.

- Écoutons dans le passé bruire son feuillage

Où la lumière scintille en douce captive.

- Seule ta rêverie s’arrache au silence.

Entends-tu déclaré mort depuis 1994 ?

- Les hommes se trompent dans leurs mots quand ils parlent

De la vie qui se prolonge immobile,

Dressée depuis ses racines jusqu’au sommet

Et face à elle, avec ta voix de constat,

De chiffres exacts, c’est toi le plus tari. »










10 commentaires:

  1. Nous commencerons à expliquer le poème sans titre, composé de 29 vers, qui ont tous entre dix et quatorze syllabes, ce qui constitue un espace consistant, vertical, unitaire et dès le premier vers, s’engage une parole orale, un discours déjà commencé qui va se poursuivre car ce premier vers est précédé de guillemets : « Quittons cette route et prenons celle sur la gauche ». Il semble qu’une conversation ait commencé mais nous ne saurons pas qui prononce ces premiers mots, sans doute le poète. Si nous poursuivons notre lecture, nous nous demandons pourquoi il y a ici des guillemets et nous cherchons à savoir où sont placés ceux qui marqueront ou devraient marquer la clôture de la phrase. Or, il faut parvenir au dernier mot du dernier vers pour retrouver des guillemets et parvenir à la clôture définitive du texte : « De chiffres exacts, c’est toi le plus tari. »
    Au sein de ce cadre global, s’inscrit une autre structure dont la ponctuation retient l’attention : en effet, les huit premiers vers s’achèvent par une affirmation suivie d’un point tandis que les vingt-et-un vers suivants contiennent les paroles prononcées par des interlocuteurs, dans des tonalités différentes ou même divergentes. Qui s’exprime et quel est l’enjeu de ces conversations ? Pour tenter de répondre à ces questions, il nous faut passer maintenant à l’indispensable analyse du langage versal dans l’écriture poétique.

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  2. Les huit premiers vers du poème contiennent la parole de quelqu’un par le biais de la première personne du pluriel (« Quittons…et prenons…»). Nous ne savons pas qui sont les personnes désignées par le « nous » mais nous devinons que celui qui parle est le locuteur-poète. Il évoque un espace précis, celui d’une route puis d’une autre plus étroite, qui mène à un sentier encore plus étroit, ici évoqué par une comparaison (« comme une zébrure »). Ce mot est synonyme de raie, marque, strie, ce qui signifie que la route en général et la route plus étroite cessent d’être des routes puis un sentier afin de ne plus être qu’un trait de rupture vers un espace différent. Cette modification des lieux se précise puisque le locuteur mentionne la cessation de tout chemin et son remplacement par la végétation : les herbes. Cependant, un autre élément verbal s’introduit, qui nous éclaire sur les participants de cette évocation. Lorsque le locuteur dit « quittons et prenons », il fait allusion à un ou à des interlocuteurs puis au troisième vers, il tutoie un interlocuteur et l’impératif utilisé sous-entend une relation de confiance ou le souhait que l’interlocuteur ait confiance en ce moi que nous identifions comme locuteur-poète (« fie-toi à moi, juste quelques pas entre les herbes »). Reprenant la première personne du pluriel (« et nous voici »), le moi révèle qu’il s’agit d’une promenade dans la forêt - qu’il ne nomme pas - et que le but de cette marche est un arbre mais pas n’importe lequel puisque ce « plus vieil arbre de la forêt » est daté en italique dans le poème, une formule qui pourrait être celle d’une affiche ou d’un panneau (« planté vers 1370 »). Le locuteur met en valeur son ancienneté, non pas par rapport à aujourd’hui (1370-2022) mais en évoquant son inexistence avant 1370, donc la méconnaissance absolue des « ancêtres de nos ancêtres » avant sa naissance. Il semble que l’arbre ait été l’objet dans le passé d’une admiration sans borne, connu de tous ceux qui y voyaient un « monument » et qui devenaient ainsi des « pèlerins ». Les verbes sont ici conjugués à l’imparfait de l’indicatif car il y avait là une consécration et un pèlerinage qui impliquaient une durée inévaluable.

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  3. Nous, lecteurs, nous demandons alors ce que le poème va pouvoir dire sur cet arbre à propos duquel tant a déjà été exprimé. Le vers 21 (« des promeneurs venaient ici en pèlerins »), porteur de son accentuation classique par le biais de quatre oxytons, est comme le parachèvement de la célébration du chêne qui a vaincu le temps. Le poète va-t-il réinventer un autre destin de l’arbre pour notre époque actuelle afin que se poursuive l’écriture du poème ? Après ces huit premiers vers, surgit le tiret qui notifie la présence d’un interlocuteur qui regarde le chêne et en dépeint la hauteur et la couleur. Le lecteur peut hésiter à identifier celui qui a pris la parole mais, compte tenu de ce que vient de dire le moi qui chemine, accompagne et explique, nous en déduisons qu’il s’agit du moi-poète, qui privilégie les dimensions de cet arbre qui se détache de ses voisins et dont la couleur est désignée par un oxymore (« cheminée de neige jaune ») ne dévaluant pas la neige en la colorant mais en la percevant comme une couleur originale, unique. Le tiret initial du vers suivant marque le départ d’une observation négative de l’interlocuteur du moi, qui semble choqué par la référence aux couleurs de l’arbre dans la mesure où celui-ci n’est plus qu’un tronc sans « écorce ». L’interrogation dépréciative traduit la non-coïncidence avec le jugement admiratif du locuteur-poète. Le chêne apparaît à nu, incolore, dépouillé de son essence d’arbre. Cet interlocuteur rectifie le jugement émis en évoquant l’absence de couleur puisqu’il parle de « blancheur » mais ce mot est dévalorisé par rapport à son sens habituel, qui aurait dû révéler la beauté du blanc car l’interlocuteur évoque une substance, la cire, lorsqu’elle se fige et cesse d’agir (« au mieux la blancheur d’une cire pétrifiée »).
    Le locuteur-poète réagit à ces propos en s’adressant à son interlocuteur qu’il tutoie en affirmant que l’arbre s’impose au regard (« Il occupe nos yeux (tu l’admets ?) et nos mains / En s’y posant touchent la mémoire de la terre. ») À ce premier argument destiné à susciter une adhésion ou du moins, un signe favorable, il ne se borne plus à mentionner le visible et passe au sens du toucher mais le contact entre les mains des hommes et l’arbre n’a pas de contenu charnel immédiat puisque celui-ci n’est qu’un souvenir lointain du rôle jadis joué par la terre. L’interlocuteur, en désaccord avec le défenseur du chêne, reprend les mêmes arguments en se prévalant d’une comparaison introduite par « comme », une image strictement humaine, la plus forte jusqu’ici, c’est-à-dire le fait éventuel de toucher avec la paume un corps dont le sang est immobilisé par la mort. Deux points se placent à la fin du vers 15 pour annoncer une autre justification au vers suivant (« La sève ne coule plus à travers le bois. ») L’interlocuteur évoque ces sels minéraux venus du sol, sécrétés par les vaisseaux du bois, cette sève qui ne parvient pas à circuler chez les végétaux. Après l’image du corps humain, celle de la sève retourne au domaine de l’arbre. L’écriture poétique se fonde sur une appréhension réaliste de la matière : d’un côté le sang du corps humain, de l’autre la sève, jugés inaptes à l’exercice de leur fonction naturelle.

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  4. Les vers suivants affirment l’optimisme du locuteur-poète, en contradiction avec le pessimisme de l’interlocuteur. Nous découvrons les branches de l’arbre via une image complétée par une personnification grâce au mot « désir » et au verbe « prier », qui se réfère à une imploration. Le verbe au futur (« exauceront ») dit l’accomplissement d’une prière sans autre précision car il n’a pas de complément. Le geste métaphorique des branches donne lieu à un décasyllabe (« ses branches ont le désir des bras qui prient ») qui est à la fois de type héroïque (2-6-10) et mélodique (3-6-10) tandis que le vers suivant a une syllabe de plus pour passer de la prière à la réalisation (« vers un ciel où les couleurs exauceront »). La réplique à ces assertions transcrit la proche et inévitable casse des branches du chêne, où s’associent négativement la chute et le bruit extrême précédant le silence. L’interlocuteur présente les faits de manière irrévocable et le moi réplique en utilisant la première personne du pluriel pour reconstituer le duo des locuteurs (« écoutons dans le passé bruire son feuillage ») avant d’engager le retour à un passé harmonieux, les termes référant à l’arbre étant suaves (« lumière », « scintille », « douce »). L’interlocuteur répond de manière réductrice que sa parole est une « rêverie », une projection intérieure, peut-être même un signe de faiblesse puis il cite les mots du panneau indiquant la date de mort de l’arbre : « Entends-tu déclaré mort depuis 1994 ? » Ceci concerne tous les gens qui verront le chêne et découvriront ces termes officiels, indiscutables. Il semble alors que nous soyons parvenus à la clôture du dialogue mais nous arrivons à la dernière intervention du locuteur-poète, les cinq derniers vers comportant deux moments : les trois premiers redéfinissent la vie et dans les deux derniers, le moi tutoie son partenaire, à qui il décrète son insuffisance face à une autre vision du monde. Il émet un jugement selon lequel les gens choisissent mal leur langage dès qu’ils évoquent la vie invisible néanmoins présente. Ensuite, il dit l’alliance entre le mouvement et l’immobilité (« De la vie [..] dressée depuis ses racines jusqu’au sommet »). Le début de l’avant-dernier vers signale que la proximité est devenue un face-à-face, une confrontation. Par le biais du tutoiement, le locuteur amène l’autre à ses limites, qui tiennent au règne dominant d’une réalité descriptive, d’une comptabilité réductrice et d’un matérialisme borné, ce qui conduit à une défaite de l’imagination (« face à elle [..] c’est toi le plus tari. ») L’appréciation finale est d’une radicale sévérité car l’interlocuteur paraît d’une incroyable pauvreté. Le mot « tari », qui s’applique à des lieux n’ayant plus d’eau, a un effet violent dès qu’il est attribué à une personne. Du point de vue phonique, il faut éviter de mal le prononcer et de faire entendre par erreur « taré », étant donné que le dernier mot choque le lecteur et devient inoubliable. Les guillemets sont alors les derniers signes où se clôt le poème. Si notre regard se porte maintenant vers ce texte, posé sur la table, nous serons en présence d’une colonne verticale - un tronc d’où se détachent quelques branches grâce à des vers plus longs que d’autres. Certes, la lecture orale mettra en valeur les mots mais chaque regard silencieux nous assure de la perpétuation de la vie « immobile » grâce à l’écriture, c’est-à-dire grâce au langage du poète et il s’agit là, bien entendu, d’un pari.


    Marie-Claire Osséja

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  5. Quittons cette route – notre quotidien pour un temps de réflexion, un temps suspendu comme pour «regarder » la spiritualité et assister à l’enterrement symbolique d’un arbre mort.
    Hommage rendu au pouvoir des arbres, à leur charge spirituelle, leur force et leur attirance, tu évoques la fin de vie d’un arbre, mettant fin à leur symbole d’éternité.
    Hommage à leur douce voix et douces lumières au gré des saisons…
    C’est un éloge funèbre au beau représentant de Dame Nature….

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  6. Ce poème de 29 vers se présente au lecteur comme une voie d’accès au monde, à la nature, aux manifestations de la vie et à sa contemplation. Cet accès n’est pas immédiat ni facile, il est le terme d’un cheminement, d’un parcours qui est loin d’être évident et linéaire et exige le passage par une succession de voies de plus en plus étroites et dissimulées ; il impose de quitter une route pour en prendre une autre, moins large puis d’emprunter un sentier qui s’ouvre comme une zébrure (qui n’est donc pas nécessairement appelé à conduire quelque part) et enfin de cheminer quelques pas entre les herbes. Il apparaît que l’accès au lieu n’est guère visible ni peut-être même possible à un simple marcheur solitaire ; il exige l’accompagnement et même la conduite d’un guide, qui exige qu’on lui fasse confiance et s’impose comme le seul capable de conduire à l’objectif, la découverte « du plus vieil arbre de la forêt », le seul à en connaître l’histoire et à définir les motifs de son attraction, déjà ancienne ; il en caractérise l’essence, dans la nature environnante, aux yeux de l’humanité qui le fréquente. Il le situe dans le temps mais un temps qui nous échappe ; il est né vers 1370, précise-t-il ; sa genèse comme son existence sont inconnues des contemporains et même de leurs ancêtres ; il est depuis longtemps statufié, considéré comme un monument, de nature presque immatérielle et quasi-transcendantale auprès duquel les hommes se rendaient en pèlerinage. Son accaparement par les hommes, qui mettent à son service leur compétence scientifique, en fait un objet d’étude, engendre une analyse dont le guide se fait l’écho et le transmetteur. Caractérisé scientifiquement dans son essence et dans sa temporalité, il se voit attribuer une fonction et échappe à la vie de l’humanité et de la nature.
    C’est alors que s’engage un échange entre le guide instructeur et son compagnon, sur la perception que chacun a de l’arbre. Rien ne nous permet d’affirmer, sinon une sorte de logique pérégrinante, que les deux paroles ou les deux individus sont un duo de voyageurs, l’un servant de conférencier, l’autre se contentant d’être un voyageur docile en quête de découverte. La présence de guillemets au début et à la fin du poème, la succession de séquences introduites par des tirets suggèrent que nous sommes bien confrontés à une discussion mais il n’y a pas nécessairement échange entre deux individus ; il se peut que celui qui écrit exprime en solitaire sa perception qu’il oppose à celle d’un guide touristique qu’il a pris soin de se procurer avant d’entreprendre son excursion. À cette introduction précise et stéréotypée il superpose sa propre vision du site. Spontanément, dès qu’il voit le chêne, le voyageur/poète ne peut manquer en toute spontanéité de remarquer l’exceptionnalité de l’arbre, de le définir par des repères (hauteur, couleur), des analogies qui lui confèrent une identité unique et ne sauraient l’enfermer dans une typologie et un code évolutif le reléguant au statut d’archaïsme périmé. Le comparer à une cheminée lui confère une destinée ascensionnelle et vivante, émettrice de fumée. Aussitôt, le « guide », enraciné dans sa compétence identitaire, réplique : comment attribuer une couleur à un tronc dépouillé, dépourvu de toute écorce, qui seule peut lui conférer une identité puisqu’elle est le passage de la sève ? Tout au plus pourrait-on lui reconnaître une absence de couleur, la blancheur, cette absence signifiant une radicale inutilité, la « blancheur d’une cire pétrifiée » équivalant à une survivance dans la vacuité, un gel réfractaire à toute vie.

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  7. Le poète ne peut s’abstenir de répliquer que pour lui comme pour le guide, ce sont leurs yeux et leurs mains qui font exister l’arbre : le regard le crée au monde et le toucher des mains lui redonne toute son histoire ; en s’y posant, « elles touchent la mémoire de la terre ». Indigné, le guide rétorque : comment s’intéresser à un corps où la sève ne circule plus ? L’autre l’oblige à constater que l’arbre est en mouvement, qu’il n’est pas éteint et figé ; ses branches sont des bras qui s’élèvent dans une prière, tournés vers un ciel « où les couleurs exauceront », formule difficile à saisir puisque le verbe « exaucer » n’appelle aucun complément mais évoque la réponse, la restitution de couleurs à la vie qui se perpétue et se met en mouvement. Imperturbable, vaniteux et fier de ses connaissances, le guide se contente de prédire un avenir inévitable, d’énoncer « la » vérité ; ses branches se briseront bientôt et le fracas de leur chute signera « la fin des bruits », inaugurera le silence auquel est condamné cet organisme incapable de générer des couleurs et même des bruits ou des mouvements. Cependant, le voyageur/poète ne se satisfait pas de ces énonciations verbales : regardant l’arbre, il l’invite à écouter le bruissement du feuillage qu’il a entretenu et à contempler au milieu la lumière qui en émane. L’autre, sans doute mécontent de cette perception rétrospective, s’indigne et proclame brutalement que seule « la rêverie » de son compagnon, son imagination, son fantasme, qui implique à ses yeux le refus de l’observation et représente donc la négation de la réalité, peut faire naître quelque chose du silence, qui est l’expression même de la mort, cette mort de l’arbre datée de 1994. Alors, le poète s’indigne et se met en colère ; il condamne la perception de son guide et plus généralement, celle des hommes qui se bornent à faire un constat, à établir des situations, à les définir et à les perpétuer, à cantonner la vie, la localiser, la réduire et il n’hésite pas à lui dire que, s’il se borne à établir des chiffres et des dates, à enraciner la nature dans un carcan irréversible, c’est lui qui est en fait le « plus tari », lui qui ignore la vie en se refusant à la nourrir, qui s’abstient de tout mouvement et détourne le regard, qui se fige dans un immobilisme permanent. Le poème met en contact deux perceptions inconciliables, un « dialogue de sourds ». Le guide est manifestement un spécialiste dont la compétence ne saurait être mise en doute ; il n’hésite pas dès le départ à intimer à son compagnon l’ordre de lui accorder sa confiance ; il est un scientifique qui jalonne son propos de vérités incontestables l’autorisant à présenter l’arbre comme un objet définitivement fermé à la vie ; il peut représenter à cet égard un lieu de pèlerinage, un objet de contemplation, voire de vénération ; il appartient à un monde fini puisque même les ancêtres des voyageurs ne peuvent l’avoir connu différent de ce qu’il est devenu désormais. En face, le voyageur n’a aucune certitude, aucun souci de classification ; il vient pour voir et il n’a comme instrument d’appréciation que ses yeux et ses mains. Une étude linguistique serait du plus haut intérêt ; elle porterait non sur le contenu des propos tenus par les deux compagnons mais sur les mots qu’ils emploient ; un recensement exhaustif des verbes employés, des termes utilisés et des couleurs servant à les qualifier constituerait certainement un grand apport. Le voyageur part à la rencontre de l’arbre, le définit par sa hauteur (plus haute), par sa couleur (neige jaune), par son mouvement et sa forme (branches élevées, bras qui prient vers un ciel). Il jouit, regarde, touche, entretient l’arbre dans son existence et celui-ci incarne une transcendance, une source de rachat, de bonheur.

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  8. En face, le guide se réfugie dans une définition scientifique ; il voit, identifie, nomme, se réfère à des critères objectifs, effectue un diagnostic. Au titre de sa compétence, il émet un jugement prémonitoire et péremptoire (immobilisme, branches destinées à se casser et arbre condamné à se fondre dans le silence). Le voyageur/poète appelle à écouter le bruit du passé, à ressusciter le mouvement, la croissance de l’arbre et à regarder la lumière captive qu’il a accaparée quand le guide réplique que le silence auquel est réduit l’arbre ne peut rien susciter d’autre que la rêverie, une rêverie niant la réalité. Le voyageur l’interrompt pour dire que les hommes se servent des mots pour figer la réalité, pour les mettre au service d’une « vie qui se prolonge immobile », pour établir un « constat » fondé sur des « chiffres exacts » et que celui qui en reste à cette forme de regard est le « plus tari » puisqu’il ne se résout pas à user des mots pour faire vivre le monde. La lecture de ce poème, fondé sur l’énonciation d’alternatives exclusives, ouvre des perspectives tant matérielles que mentales et spirituelles ; les appréciations qu’il nous livre s’inscrivent dans la continuité et se nourrissent les unes les autres ; de manière générale, il entretient certains champs de réflexion :
    - La nature et la vie. Le poème est une exaltation de la nature, lieu de vie permanent, une vie qui se prolonge au-delà de l’espace temporel accordé à chacun. L’arbre séculaire, déclaré mort, se situe dans la nature, est immergé en son sein, l’incarne et la nourrit de sa présence. La nature est l’espace de la vie ; aucune présence humaine n’y est attestée, à l’exception des dates mentionnant la plantation et la mort de l’arbre. C’est bien l’homme, absent de l’espace parcouru par les deux partenaires, qui enferme la vie et la détruit. La classification, la chronologie apparaissent comme autant de modes de limitation, voire d’emprisonnement alors que le monde de la nature ne cesse au contraire de nous inciter à partir en quête de découvertes nouvelles.
    - Le regard et la vie. Le regard de l’homme ne se contente pas de repérer un espace, de le définir ; il l’empêche de rester figé, contribue à nourrir son existence. Le regard porté sur le monde doit rester ouvert et inventif. Celui qui chemine est prêt à découvrir des éléments infimes jusque-là inconnus et à leur attribuer la même importance que de grands espaces uniformisés et mystérieux ; le destin de l’arbre mort est aussi important que le rythme des saisons et la transmission de la vie sous l’écorce. Mais le regard que porte l’homme sur le monde n’est pas uniforme ; il est varié, aussi bien libre que finalisé. Le poème nous met en présence de deux regards à la fois partenaires, complémentaires et contraires. Celui du guide, qui met son temps et sa compétence au service de l’autre, se faisant un devoir de lui expliquer, de l’aider à se situer, à catégoriser, donc en fin de compte à enfermer un objet, à en faire une réalité finie, prisonnière et universelle. En face, le regard du visiteur est innocent, libre, naturel ; aucune certitude, conception ou catégorisation préalable appelée à banaliser ses propres sensations ne le paralyse. Le visiteur est animé par deux préoccupations : celle de perpétuer la vie, de s’interdire de déclarer mort une part, si minime soit-elle, de la nature et celle de justifier cette perpétuation de la vie créatrice et aussi le jugement que porte l’idée de beauté.

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  9. Le ton du poème, les valeurs humaines qu’il célèbre, peuvent être interprétés comme une négation, un rejet du discours scientifique, enraciné dans une chronologie, aboutissant à un diagnostic mettant un terme à l’analyse mais discours partagé, accessible à tous, instrument de communication et de compréhension mutuelles. Il serait erroné de considérer le texte comme un discours polémique ou dénonciateur nourri par l’utopie. Il ne récuse pas le discours scientifique mais le considère comme parvenu à son terme, inscrit dans la permanence et la durée, une durée assimilée à la seule réalité objective. Or, le regard de l’homme et les sentiments qu’il génère relèvent d’un mouvement indéfini et même infini ; ils se situent au-delà de la science dont le but est de caractériser un objet ou un paysage de manière à pouvoir le nommer, le posséder ou l’éliminer. Le regard du poète fait vivre l’objet au-delà de son existence temporelle ; il le perpétue, le transcende ; il est seul capable de percevoir son existence propre, de la situer dans le monde et même de pressentir son avenir. Il dépasse la réalité née de la seule analyse ; le regard de l’homme sur le monde poursuit la création.
    Ce poème d’une richesse exceptionnelle nous confirme qu’il existe deux approches du monde, toutes deux fondamentales et nécessaires mais étrangères l’une à l’autre : l’une, fondée sur la connaissance, expression par excellence du génie humain, fondement de la vérité commune mais réductrice et enfermée dans le champ de sa spécialité ; l’autre, qui peut apparaître inutile, personnalisée, subjective mais qui est aussi nécessaire à l’homme et à son épanouissement. Il ne s’agit pas de les comparer ou les hiérarchiser, toutes deux sont sans véritable rapport mais elles peuvent être pratiquées par un même individu : la connaissance dite scientifique traduit la capacité de l’homme à être le premier être capable de voir l’univers qui est le sien, de le comprendre, de l’utiliser, donc aussi de le transformer. L’autre approche est une capacité à s’étonner, se situer dans un ordre, celui de la création, à la rendre attirante, stimulante, à nous donner vie, une vie en renouvellement permanent qui nous associe à celle de la nature puisque nous sommes en mesure de la voir et peut-être seuls à pouvoir en jouir à la fois naturellement et consciemment. La première est nécessaire à l’homme pour se situer dans le monde et vivre avec lui ; la seconde lui permet de créer ; la poésie qui en résulte est un ajout, un enrichissement qui aide l’individu à contribuer à une création continue. Cette dimension relève de la transcendance, celle-ci permettant aux hommes de se situer dans la création, d’y définir leur place, peut-être de manière illusoire mais aussi en contribuant par leur regard à la création dans laquelle nous sommes appelés à vivre.

    Michel Denicé

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