samedi 21 octobre 2017

De la stérilité


Orphelin dès l’âge de trois ans, Aymeric commença des recherches en généalogie afin d’en apprendre un peu sur ceux qui l’avaient enfanté. Il s’appelait Zoramanche, un nom recensé dans cinq villes de France. S’étant rendu dans chacune d’elles, c’est à Candelles-sur-Vèbres, un hameau renommé pour ses rémouleurs, qu’il découvrit l’identité de ses parents, Aude et Raphaël, deux agriculteurs qui avaient cultivé du sureau avant de partir sans indiquer à personne où ils s’en allaient. Avec si peu, il frappa à chaque porte, en posant la même question aux habitants. De maison en maison, on lui répondit avec une bienveillance surprise, bien sûr qu’on se souvenait d’eux, ce couple toujours ensemble, sociable dès que le crépuscule arrivait, à trinquer sur la place des Couteliers mais s’éclipsant en journée, affairé sur sa plantation. Une femme au petit visage qui avait été leur voisine le fit entrer chez elle ; et assis dans la cuisine, elle lui montra une photo où ils posaient devant leur champ, une plante à la main et rieurs d’une insouciance qu’il n’avait pas.

Leur jovialité le troubla : si apparentes, leurs dents ; si ostensible, la joie qu’ils affichaient ; étaient-ils beaux tels qu’il aurait voulu ? « Puis-je la garder ? » D’un revers de main, la dame poussa la photo vers lui avant d’ajouter : « Votre père m’a parlé du sien. Dans les Vosges, il avait une scierie qui le faisait bien vivre. Sa femme était potière à Soufflenheim. »

Remontant la trame de son sang, il se rendit en Alsace où des bûcherons lui racontèrent son grand-père : travaillant dès l’âge de onze ans, il avait construit, deux décennies plus tard, un hangar à l’entrée de la forêt de Götteswiller, pour la découpe de pins et d’épicéas. Ils évoquèrent un artisan rigoureux qui au-delà de faire le commerce du bois, croyait à l’âme des arbres ; un mystique clairvoyant sur la comptabilité à tenir et les échéances de paiement. Ils rappelèrent un homme franc et droit, qui se vouait à son métier comme un croyant se consacre à sa religion ; discret sans être taiseux, pudique sans taire ses attendrissements et qui parfois, en fin de journée, après avoir livré une stère, invitait ses amis à souper, auxquels il dévoilait un peu de son enfance.

Bien qu’Aymeric fût dans l’inconfort d’investiguer son passé, l’envie d’y descendre s’accentua. En poursuivant sa quête, il lut dans les archives municipales de Ribeauvillé qu’une dénommée Clara Himmelsberg, une après-midi d’automne plus chaude que celles d’août, à la maternité des Trois Rivières, avait accouché de triplés, dont son grand-père, qu’elle fut le seul à reconnaître en parafant d’un X sur le registre des naissances avant de déposer les deux autres sur le perron d’une crèche avec, glissé dans leur couffin, une image pieuse en bas de laquelle était écrit : « Offrez-leur l’amour que je ne pourrai pas leur donner. »

Aymeric n’apprit pas pourquoi elle avait abandonné ces deux-là et élevé son troisième enfant mais dès qu’elle eut vingt-et-un ans, elle quitta l’Alsace pour la Bretagne, où elle retrouva sa mère, Maëlys, une vendeuse de fleurs qui, les nuits de pleine lune, sur la plage, suppliait les korrigans de semer généreusement pour la prochaine floraison.

Curieux de cette femme dont il ignorait le visage et dont il avait le même sang, il se rendit à Brest. Des recherches qu’il mena à l’Hôtel de Ville et dans plusieurs communes de banlieue, il apprit qu’elle était la fille d’Aline et Ronan, une institutrice et un pêcheur dont les familles respectives s’étaient concertées pour qu’ils fassent connaissance à un fest noz, à Damgan, face à la mer, un soir où on fêtait les constellations. De cette rencontre Aymeric lut quelques impressions : des notes sur un calepin, plusieurs témoignages d’amis qui exhortaient la maîtresse d’école à se lier avec celui qui l’attendait chaque après-midi, à la sortie de ses élèves. Cet arrangement avait réussi.

Remonter plus loin dans son passé empiéta sur le quotidien ; sa compagne, Angela, après plusieurs jours loin d’elle, déplora ses absences répétées. Bien qu’elle comprenne son souhait de connaître ses racines, elle entrevit dans ses allers-retours une hargne qui ne s’essoufflerait pas, voire la promesse de quelque chose de dévorant. Un soir, elle avoua se sentir seule depuis ces dernières semaines : leur couple devenait un désert. Ses confidences arrachèrent Aymeric à lui-même. Renonçant à ses trajets anxieux avant de compulser des registres poussiéreux où il glanait quelques informations sur ses ancêtres, il engagea Patrice Leaucarnot, un généalogiste renommé pour sonder plus profond la terre de ceux auxquels il devait la vie.

Quatre jours après, Leaucarnot revint vers lui : la mère d’Aline n’était pas bretonne : née dans un hameau d’Aubrac où, disait-on, les hivers étaient si glacials que les roches s’en brisaient ; après plusieurs visites nocturnes de son père dans sa chambre, elle avait rué de la maison en hurlant, avec sa culotte pour seul vêtement jusqu’à la grand-place de Nasbinals où elle s’était effondrée en maudissant les familles. Regroupés autour d’elle, les habitants effarés et immobiles, un couple de vieillards avait brisé la foule, l’avait relevée et emmenée chez eux, où ils l’avaient douchée, habillée puis fait prendre un repas.

Peu après, elle fut placée à l’asile des Grandes Lauzes. Les observations psychiatriques du docteur qui la traita rendaient compte d’une dégradation rapide et généralisée de son état : elle fut frappée de démangeaisons aux aisselles et aux pieds, d’hallucinations visuelles, de délires verbaux où elle prétendait qu’un loup l’avait violée ; plusieurs fois, elle vomit son repas avant de le régurgiter. Puis elle cessa de manger, toute nourriture lui paraissant du poison. Face aux infirmiers qui s’efforçant de l’alimenter, l’assirent sur une chaise, attachèrent ses mains et ses jambes avec une corde avant d’introduire un entonnoir dans sa bouche, elle se contracta tant que sa gorge gonfla jusqu’à ne rien laisser passer. En revanche, son appétit s’allumait devant les murs de sa chambre, dont elle léchait le plâtre ; quant à l’hygiène, elle crachait sur son avant-bras et y passait la langue plusieurs fois, comme un chat se nettoie.

Son médecin l’estima cliniquement perdue une après-midi de promenade dans le jardin, lorsqu’il l’aperçut au pied d’un arbre en train de se lacérer le vagin avec une branche. Son séjour dura huit mois : un matin d’automne, après une nuit sans cri, Charlotte fut retrouvée morte sur son lit, ses doigts enfoncés dans les yeux.

Ses parents l’ayant reniée dès son internement, c’est son frère qui se recueillit devant sa dépouille ; n’ayant pas assez d’argent pour l’inhumer dans un cercueil, il pria un ami prêtre de venir à la fosse commune réciter quelques chants d’éternité pour sa sœur avant qu’elle soit jetée dans un trou et recouverte de chaux. Ensuite, il retourna à l’asile où une aide-soignante lui remit, après l’avoir lavé, le linge qu’elle portait. Dès qu’il fut dehors, toucher ses vêtements le ravagea. Serrés dans son poing, il marcha avec les vestiges de celle qu’il avait vu naître et qui si jeune, dévorée de ténèbres, la dernière fois où il l’avait visitée, n’en était, pour tout langage, qu’à roter ou siffler.

Plutôt que de rentrer chez lui où il cohabitait avec son épouse, il se rendit dans un parc où il écrivit à son oncle une lettre sur l’agonie de Charlotte. Dès qu’il la reçut, celui-ci le supplia de brûler les habits de la défunte, pour conjurer que le malheur refrappe. Presque centenaire et veuf depuis près de trente ans, installé dans une cabane où il accueillait ceux qui le consultaient pour ses dons de guérisseur, Pierrick rappela à son neveu que des puissances invisibles régissaient la vie ; tantôt bienveillantes tantôt néfastes, comme celles qui s’étaient acharnées sur Charlotte ; et plutôt que de célébrer les beautés de l’amour fraternel, il l’exhorta à oublier : « Quitte les lieux où vos pas se sont mêlés. Fuis les paysages où tu la retrouverais. Casse les objets qu’elle a touchés puis jette-les et fais de ta mémoire un désert. »

En examinant l’enveloppe, Leaucarnot remarqua qu’elle était cachetée d’un sceau représentant un dragon surplombant un puits. Dans un livre d’héraldique, il apprit que Lésinoir, un hameau situé entre Bruère-Allichamps et Saint-Amand-Montrond portait cet emblème depuis la seconde moitié du Moyen-Âge. Or, dans le registre d’état civil, il repéra le nom de Sormanche, variante simplifiée de Zoramanche. L’omission du a le questionna : était-elle due à une erreur de graphie entre les malles-charrettes qui traversaient la France d’Amiens à Clermont-Ferrand ? Ou venait-elle de lui, impatient à changer de nom suite à un déboire qui l’aurait entaché ?  

Leaucarnot découvrit que Pierrick avait eu deux enfants, des jumeaux mort-nés, enterrés un soir de pluie, dans le cimetière, entre deux sépultures dont la concession n’avait pas été renouvelée. Cette paternité dévastée l’avait mené aux obscurités de la spiritualité. Selon les témoignages de ses voisins, chaque jour, dès la fin de la matinée, il s’asseyait devant leur tombe, ouvrait un livre et se mettait à réciter des sortes de poèmes dans une langue inconnue jusqu’au coucher du soleil.

Recensant les livrets de finances établis par les librairies de quartier, Leaucarnot releva une recrudescence d’achats de guides ésotériques à l’époque où Pierrick vivait son deuil. Bien que sibyllins, leurs titres auguraient d’une adhésion à l’occultisme : Traité de la grande roue, Initiation aux cinq Motifs, Rituels d’observance et d’ablution précédant l’entrée au Temple, Nouvelles convergences de la Rose, Connaissance de l’éther et des Principes Mobiles, Symbolique terrestre et céleste des nécropoles de Haute-Égypte. La liste continuait, de recueils mystiques en pseudo-grimoires de sorcellerie. Lui, ce père ravagé par la mort de ses nourrissons, il avait écourté ses nuits à relire que les fantômes rampent parmi les couloirs de nos songes.

Sa foi mena Leaucarnot à chercher parmi les ouvrages rédigés dans la région, qui prisaient les légendes locales telles que l’adoration au Serpent blanc, le sacrifice des enfants aux dents écartées, la récolte des pissenlits entre minuit et l’aube. En reliant les patronymes de ceux qui y figuraient, il découvrit que Pierrick était le petit-fils d’Albin Soromachel, un disciple de Nostradamus, zélé jusqu’à l’idolâtrie comme en témoignent les dernières lignes de son testament : « Mon maître a vu l’avenir. Écoutez celui qui sait. Ses paroles sont dictées par la main de Dieu. »

Les connaissances qu’il acquit sur le passé de Soromachel l’exaltèrent ; il continua d’enquêter, tissant vite la continuité de trois siècles, en s’étonnant que l’hérédité d’une famille humble soit plus documentée que la plupart des lignées aristocratiques. Comme un explorateur des fonds marins s’enivre de descendre dans la lourde obscurité de l’eau, il voulut les connaître, ces aïeux disséminés sur l’Hexagone, frappés par la démence ou ambitieux dans leur métier, mécontents de leur sédentarité ou scrupuleux à s’ancrer dans un lieu où ils voulaient trouver quiétude. Une fiévreuse bizarrerie les entourait, où il s’enfonça en fouillant chaque archive qui se rattachait à eux.

Lui qui avait étudié des dynasties européennes, des descendances de baronnies ou de duchés, la hargne le prit pour ces gens au-dessus desquels le mystère flottait. Il remonta jusqu’au quatorzième siècle, à un certain Sormitala, dont il ne sut si c’était une femme ou un homme, qui avait fondé une secte professant que le diable vivait sur la lune et que l’Humanité devait construire une échelle en bois de sycomore jusqu’à elle afin de l’y trouver, l’attaquer et le terrasser. Le passé, après, se perdait.

Leaucarnot fixa rendez-vous à Aymeric dans une brasserie où il lui remit un carnet contenant les informations rassemblées sur ses ancêtres. Bien que l’histoire de sa famille l’accaparât plus qu’aucune autre, il lui tarifa son travail moins cher que d’ordinaire.

Son professionnalisme le retint d’avouer que ses origines avaient un je ne sais quoi d’édifiant. Avec leurs cafés, chacun commanda une pâtisserie. La suave lenteur du service les faisant discuter, ils s’entretinrent près d’une heure, dans ce que la proximité a de vif et d’éphémère car ils n’auraient plus à se solliciter.

À la fin de ce moment où se mêlèrent l’empathie et la défiance, Leaucarnot se leva et lui souhaita « bonne chance » ; puis ils se saluèrent dans un sourire silencieux.

Se retrouvant seul face à la succession de courts paragraphes le renseignant sur l’existence brève ou longue, tragique ou solaire, aliénée ou avisée, dévoratrice ou insouciante de ceux qui avaient écrit l’histoire de son sang, Aymeric ressentit d’abord une sorte de prestige sombre puis le malaise l’emporta.

Quelques soirs plus tard, en dînant avec Angela, il lui annonça qu’il ne voudrait, avec elle ni avec aucune femme, dans un mois ou dix ans, devenir père. Lui, l’orphelin qui avait entrepris d’effacer un peu l’ombre sur le visage de ses géniteurs, il lui fit entrevoir en quelques phrases que leur enfant, s’ils en avaient un, il ne saurait pas le rendre heureux…

12 commentaires:

  1. Tout d'abord, que j’aime votre style ! Vous manipulez les mots comme de minis œuvres d’art. “Effacer l’ombre”. Impact.

    Ensuite, ce qui m'a émoustillée au début c'est que quelqu'un qui n'a plus de famille, parvient à s'entourer de mille et un noms qui lui sont liés par le sang ! Il y a ça de triste que moins on a de famille, plus on s'y intéresse.

    Mais qu'elle est sombre cette histoire.. Et à la fois si spectaculaire ! Coup de maître que de mélanger tant de destins de façon aussi limpide ! Le texte déferle avec ses histoires. On est tantôt ému, tantôt effrayé, tantôt surpris !

    Vous avez de l'imagination pour décrire la démence aussi. C’est dérangeant à souhait !

    Pour réagir à la fin du texte, une question : “Faut il brider son avenir en fonction d’un passé qu’on aurait pu choisir d’ignorer ?”

    GB

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  2. Chère Anonyme,
    Il n’est pas nécessaire, à mes yeux, d’être envahi par la démence pour la décrire avec justesse. D’ailleurs, un fou peut-il parler de sa folie ? Cette question ne relève pas de la tautologie, elle interroge jusqu’où la béance émotionnelle et psychologique d’un être brise les possibilités de la retranscrire. Ne sachant à peu près rien des asiles psychiatriques, j’ignore comment les personnes internées s’expriment : la syntaxe de leurs phrases est-elle altérée ? Utilisent-elles davantage de métaphores et d’ellipses ? Et se confient-elles sur leur état intérieur avec détachement, voire impartialité ?
    Les lignes consacrées à Charlotte me sont venues comme une succession de peintures sombres : je les ai écrites en refusant le pathos ou de laisser entrevoir de l’effroi…
    Enfin, pour renchérir à votre dernier paragraphe, la connaissance de notre généalogie ne doit pas conditionner nos actions ; sinon, nous étranglerions notre liberté. Cependant, quand un ancêtre a perpétré un crime, ses descendants n’ont-ils pas une sorte de dette envers la famille du défunt ?

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  3. Tous les sujets sont vraiment susceptibles de t’inspirer et tes histoires sont tout à fait foisonnantes et inspirantes. Le récit de « Portrait de l’absent » m’a tenue en haleine, j’ai bien aimé ce coup de projecteur subtil sur ce qui était au départ voué au secret. En toute franchise, j’ai moins aimé « De la stérilité ». J’ai trouvé la fin très sèche et sans rédemption possible. J’ai aussi été choquée par la description très crue du personnage de Charlotte. Je trouve que tes poèmes vibrent plus juste et plus haut car ils viennent vraiment du fond de ton être, c’est cela qui est bouleversant ! Voilà mais je sais aussi que la critique est facile et l’art difficile.

    EL

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    1. Chère EL,

      Tes propos me mènent à une question : y a-t-il des états intrinsèquement terribles à relater ? Selon moi, oui. La détérioration psychique d’un être jusqu’à son entrée dans la démence ne se décrit pas avec compassion (qui se teinterait d’une sorte de rejet) ni avec un langage aseptisé, où la folie se laisserait entrevoir de façon désincarnée alors qu’elle se vit au quotidien à travers des gestes et des mots. À l’instant, je pense à Van Gogh : il peignit près de cent cinquante tableaux lors de son séjour à l’asile Saint-Paul-de-Mausole. D’un point de vue créatif, son internement fut donc fécond. Mais il lui arriva aussi d’avaler des tubes de peinture ou de frapper un surveillant en croyant qu’il avait la police d’Arles dans le dos…

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    2. Cher Gabriel,

      Pour revenir à l'histoire de Charlotte et élargir encore un peu le débat, ce qui me choque, c'est que c'est la victime que l'on rejette et que l'on enferme comme une bête sauvage. En l'occurrence, la bête détraquée dans ton histoire, c'est bien le père et non la fille. Pour moi, Charlotte n'est que le symptôme de la folie de son géniteur. En outre, dès lors que l'on rejette et que l'enferme quelqu'un, cette personne ne devient-elle pas encore plus folle et déshumanisée ? Voici, sous ce lien ce que pense un chaman de nos hôpitaux psychiatriques, je trouve cela très intéressant : http://www.santeglobale.info/chamanisme-psychiatrie-ce-voit-chamane-hopital-psychiatrique-interview-tal-schaller/
      EL

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  4. Chacun est le produit de ses aïeux, et pour un orphelin la quête de ses origines est souvent vitale.
    Savoir d’où l’on vient pour savoir où l’on va. Quête qui sera rendu difficile voire impossible avec les nouvelles « filiations médico assistées ». Dans ton histoire, Aymeric aurait peut-être mieux fait de ne pas trop fouiller dans son passé au vu de ce qu’il y a découvert. Encore une fois tu fais preuve de beaucoup d’imagination. Ton histoire est sombre à souhait, voire désespérante, avec un zeste d’ésotérisme et parfois une violence crue. Tout à fait dans l’air du temps en cette fin octobre, à l’heure où les gens fleurissent les tombes pour calmer les âmes des défunts et leur montrer qu’on ne les oublie pas, mais aussi à l’heure des enfants grimés en fantômes ou sorcières, « monstres enfantés » et affamés d’un soir, qui nous rappellent notre fin inéluctable et nous invitent à pactiser avec le mal. Pour revenir à ton récit, je crois effectivement que chaque famille porte en héritage des secrets, des non-dits, des malheurs cachés qui sont autant de fantômes qui nous hantent et qui orientent à notre insu nos choix et nos destins. La succession des abandons dans la famille d’Aymeric sont autant de tentatives vaines de rompre une malédiction familiale, un cercle infernal, et sous cet angle, le choix d’Aymeric est lui définitif. Peut-on pour autant échapper à son destin ? En refusant de poursuivre la perpétuation de sa lignée, Aymeric est lui-même déterminé par son histoire familiale, il n’y échappe pas. Le vrai courage aurait été de vaincre cette malédiction en ayant des enfants et en les rendant heureux. Mais lorsque l’on est orphelin, il est parfois difficile de transmettre l’amour que l’on n’a pas reçu et la confiance en soi peut être fragilisée au point de renoncer à fertiliser l’Avenir du monde par sa progéniture.

    Stéphane

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  5. Au Mexique, la Faucheuse s’appelle Catrina, un squelette de femme au crâne rieur et festif, élégante, habillée de robes colorées et coiffée d’un grand chapeau. Comme avec d’autres célébrations des défunts, elle conjure notre effroi à l’idée de ne plus être. En nous déguisant en cadavres ou en déposant des bonbons dans une pierre tombale en plastique, nous ébauchons une sorte de complicité avec la mort, comme si l’amusement et la dérision étaient les meilleurs moyens de nous en éloigner. Quant à ta réflexion sur le personnage d’Aymeric et son refus de devenir père, elle mène à plusieurs questions. Une d’entre elles consisterait à se demander pourquoi quelqu’un souhaite enfanter. Quelles sont les causes profondes qui l’y conduisent ? L’inquiète aspiration à se perpétuer en dehors de lui ? Le souhait, s’il vit en couple, de bâtir une famille ? L’envie de prodiguer de l’amour ? Le plus souvent, une grossesse s’annonce dans la ferveur et l’enthousiasme de partager cette nouvelle mais elle détourne aussi d’une interrogation qui n’a rien d’illégitime…

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  6. Cher Gabriel,
    Comme promis, je te laisse mon commentaire dans lequel je te fais part de mes observations.
    Les dates de ta nouvelle, distillée entre suspense et chute, ne sont pas clairement indiquées. Mais tu fais néanmoins référence, au court de ton récit, à la deuxième moitié du Moyen-Age et au 14ème siècle. J’ai considéré que ton héros, Aymeric était notre contemporain et que ses recherches généalogiques dataient de 2017.
    En reprenant ces éléments, sa recherche ancestrale s’étire donc de 2017 jusqu’en 1800 pour la première partie et au Moyen-Age pour la seconde partie.
    Quelle chance pour ce héros d’avoir pu retrouver non seulement le nom de ses aïeuls, leur métier, leur foi, mais aussi les causes de leur malheur. Ne sachant pas, notamment dans la description que tu fais de la jeune femme en asile et de l’homme qui a perdu ses enfants, si la focalisation est interne ou zéro chez le narrateur, je considère que le détail du récit de leur vie est important.
    J’aurai davantage voulu comprendre le parcours itinérant des parents et grands-parents qui avaient des métiers d’artisans honorables et respectueux. En effet, d’un aïeul à un autre, ils sont tous originaires d'une ville et/ou d’un village différent.
    Le héros, Aymeric semble avoir été davantage touché par l’histoire de ses ancêtres les plus reculés (autour de 1800) que par celle de ses propres parents, pourtant heureux, semble-t-il.
    Concernant la description de cette pauvre Charlotte, considérée comme aliénée alors que violée par son père est malheureusement terrible. Quelle autre femme n’aurait pas agi de la sorte? Les demandes réitérées des femmes, notamment suite à l’affaire de Weinstein, demandent à ce que le viol soit considéré comme un crime et non pas comme une maladie. Cette femme n’a donc pas le sort acharné contre elle, mais a été victime d’un criminel. En outre, combien de malades non soignés ont été enfermés dans des asiles car privés de médicaments, de soins psychologiques ?
    La recherche médicale et psychiatrique ont aidé à ne pas enfermer ces malades dans des hôpitaux car non dangereux pour la société.
    Combien de personnes analysées comme bipolaires réussissent à vivre quasiment sereinement, combien d’hommes et de femme angoissés arrivent également à vivre avec plus de recul grâce aux dialogues et substances chimiques, malheureusement ou heureusement nécessaires au bon fonctionnement neurologique. Du temps précédent, ces hommes et femmes auraient été internés, comme les roux et les rousses étaient brûlés.
    Tout comme, la talentueuse Camille Claudel, enfermée dans un asile. Je ne connais pas vraiment les raisons de son internement, mais sa relation dévastatrice avec Rodin n’a pas dû l’aider…
    Van Gogh, quant à lui, décrit sa maladie et évoque ses hallucinations dans « Lettres de Vincent Van Gogh à son frère Théo ». Dans une de ces lettres, il écrit ceci : « Les hallucinations intolérables ont cependant cessé, actuellement se réduisant à un simple cauchemar, à force de prendre du bromure de potassium, je crois… Et encore une fois ou bien enfermez-moi tout droit dans un cabanon de fou, je ne m’y oppose pas en cas que je me trompe, ou bien laissez-moi travailler de toutes mes forces, tout en prenant les précautions que je mentionne. Si je ne suis pas fou, l’heure viendra où je t’enverrai ce que je t’ai dès le commencement promis. » – Janvier 1889.
    Dans notre génération, nos ancêtres ont, eux, fait la guerre, guerre 39-45, 14-18, Indochine…
    Les conséquences sont dévastatrices, aussi bien mentalement que physiquement…
    Et pourtant devons-nous refuser la vie aux générations à venir ?
    Quel sera leur avenir ? entre cyber-internet, guerre nucléaire de la Corée du Nord, violence aux Etats-Unis, montée de l’islam radical.. Qu’avons-nous à offrir à nos enfants ? ...de l’amour, de la bienveillance et de la protection… cela reste notre foi…
    Aymeric reste, malgré le passé de ses ancêtres, définitivement lunaire.
    Ton inspiration était par ailleurs plus vivante sur la période du Moyen-Age, dans ce récit.

    Corinne LUCY

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  7. Chère Corinne,

    Ton texte est à la fois plein de perspicacité (quand, déroulant la pelote du temps, tu cibles les deux époques historiques liées aux origines d’Aymeric) et d’érudition (quand tu te réfères aux deux écorchés qu’étaient Camille Claudel et Vincent Van Gogh).
    Tes questions en font affluer d’autres ; une d’entre elles serait : « Pourquoi la généalogie ? » Où s’enracine ce désir de remonter le fil de son sang, de découvrir des portraits ou des lettres de nos ancêtres ? Comment expliquer cette volonté d’accéder à des proches que nous ne rencontrerons jamais et qui ne se souciaient peut-être pas de laisser des traces de leur existence ? Est-ce un égard de se pencher sur des gens que la peur d’être oubliés après leur dernier souffle ne hantait pas ?
    Si sonder le passé de notre famille rogne sur les satisfactions qu’offre le présent et nous tire vers des visages disparus pour toujours, je ne vois pas d’intérêt à persévérer dans cette quête à rebours, où l’horizon se fige de silence et d’identités éteintes…

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  8. Publiés dans Diérèse en automne 2017, onze poèmes de Gabriel Zimmermann révèlent l’inventive continuité d’une démarche et, en même temps, de nouvelles façons d’aborder la vie et la finitude. Le poète avance au cœur du monde, il en perçoit les énigmes et il les formule, d’une part, avec une sorte de simplicité familière qui fait que le lecteur perçoit fortement chaque mot et ne l’oublie plus, d’autre part, de manière allusive ou elliptique, quand il parle de ce que nous ne connaissons pas et que lui-même sait ou pressent.
    Gabriel a déjà écrit des poèmes sur l’enfance, sa propre enfance, mais le premier texte, I, touchera tous les lecteurs car il fait resurgir de splendides images perdues en même temps qu’il reconnaît, paradoxalement, qu’elles lui échappent. Le II évoque quelqu’un qui a disparu - ni bouche ni lèvres ni visage - et qui fut cher à ce locuteur. Celui-ci veut retrouver des traces, grâce au poème, mais un doute va se glisser, car le silence de ce mort autorise-t-il à prendre la parole, alors que celle-ci serait en somme une trahison ? Le III consiste en une interrogation sur la manière de vivre grâce au corps ou grâce à l’esprit, mais surtout sur l’éventualité de choisir la poésie, dont la fragilité signifie qu’elle ne recréera pas la présence, d’où l’humilité patente du moi au dernier vers. Le IV porte également sur la poésie, sur l’usage des mots, à travers l’image de la mer, la, plage, l’écume, le sable mais ici, à nouveau, le dernier vers évoque le silence et le vide que le poète découvre et auquel il est confronté. Le V engage le locuteur à prendre la parole, à la fois pour lui-même qui marche, symboliquement, à travers la forêt, et pour ceux qui ne peuvent pas ou qui ne peuvent plus parler. Il y a là aussi sans doute un chant de deuil : « La cicatrice / cherche une mémoire ». Le premier vers du VI est proche du titre d’un recueil de Jean-Michel Maulpoix, Pas sur la neige (2004) et il coïncide avec celui que le poète espagnol Jaime Siles a donné à l’un de ses recueils : Pasos en la nieve (2004). Est-ce une allégorie ? Quelqu’un marche dans la neige et disparaît. La mort l’a-t-il emporté ? Mais il reste l’hypothèse, même fragile, du sillage. Le VII met en valeur les sensations et la sensualité du locuteur - mon visage, mes lèvres, mes yeux - qui accède intensément à la parole. Une tout autre perspective apparaît donc ici, celle du poète capable de nommer le monde sensible avec des mots qui se pressent en foule. Dans le VIII, le locuteur associe la nuit et les mots, loin de l’éclat excessif du soleil. La mémoire de l’enfance, même sous la forme de « tessons » peut donc être comprise d’un « visage inconnu ». Le IX se rapporte aussi à la nuit, qui fera surgir les mots : le locuteur engage son propre itinéraire dans le poème, c’est-à-dire entre les arbres de la forêt symbolique de la vie. Dans le X, le moi tutoie quelqu’un, une personne qui garde le silence et qui peut devenir absence. Il y a là peut-être une autre allégorie, le signe de l’altérité toujours prête à disparaître. Le XI, qui est le dernier poème de cet ensemble, s’organise autour de l’image d’un chemin symbolique que le locuteur quitte pour faire un détour, pour s’éloigner afin d’être libre de choisir la nuit du langage, car il faut se défaire d’un excès de lumière. Mais que sont alors « la maison » et « les miens » ?
    La polymétrie est de mise dans ces onze poèmes. Il arrive que le vers comporte un seul mot mais en ce cas, de nombreux enjambements permettent à chaque phrase d’occuper plusieurs vers, le lecteur devant s’interroger attentivement sur le rythme à suivre avant de de parvenir à un dernier vers, toujours décisif. La parole l’emporte sur le silence et la poésie demeure alors un partage sans cesse à reconduire.

    Marie-Claire Osséja

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  9. J'ai lu quelques-uns de vos textes, "Où le reflet finit" et "De la stérilité". Dans ces deux textes, la richesse du vocabulaire employé donne une force au récit. Nous pouvons visualiser, ressentir ce que vivent ces personnages. J'ai du moins une critique à vous faire pour le texte "De la stérilité", il y a beaucoup de noms propres et je trouve que le lecteur a tendance à se perdre ou plutôt s'embrouiller un peu avec tous ces noms. Ce que j'ai beaucoup aimé dans ce texte sont les références historiques. Dans vos textes, nous en apprenons toujours. La folie est d'ailleurs réellement bien décrite. Ce qui me touche également dans les récits sont les dialogues : le discours rapporté ou trop de description ont tendance à me perdre dans les mots et il y a certains passages dans ce texte qui m'ont fait éprouver ce sentiment.
    J'espère que ma critique vous aura intéressé.

    Sarah Bellaiche

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  10. Bienvenue Sarah,

    Qu’est-ce que la littérature ? Cette question a été posée par des écrivains, des philosophes, des linguistes, etc. Elle est trop vaste et s’illustre à travers trop d’auteurs pour s’enfermer dans une réponse définitive. Cependant, une œuvre doit, selon moi, avoir un vocabulaire riche. Il ne s’agit pas d’abuser des mots rares, d’un lexique technique ou de verser dans le régionalisme, l’excès d’érudition et de philologie finissant par lasser le lecteur. Mais elle se doit d’être une élévation du langage ordinaire afin de nous faire entrer dans un monde où les mots, à la manière de la magie, se couvrent d’un enchantement ; et celui-ci s’accomplit, entre autres, grâce à la diversité de l’expression…

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